Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
  L'aumônier, étendu au pied d'un arbre et à l'ombre de la forêt, la tête posée sur sa mallette, réclamait ses lunettes d'une voix lointaine, à peine audible. Je lui fis avaler un peu de lait concentré et de l'eau, puis préparai un petit feu pour la nuit. Nous aurions dû nous poser depuis une heure maintenant et les recherches devaient commencer à s'organiser. Malheureusement, la nuit tombait et nos T6 n'étaient pas équipés pour voler la nuit loin de leur terrain d'atterrissage.
  On ne pouvait risquer sottement la vie d'autres pilotes pour des gens qui étaient certainement morts. C'est ainsi que j'imaginais le raisonnement du Grand chef, de Bouin ou de Saubat. Quant à demander à la Légion ou aux commandos de Georges Grillot de venir nous chercher, autant exiger qu'ils ratissent le Sahara. Nous allions devoir passer la nuit ici. Les recherches seront plus efficaces demain durant la journée, me dis-je.
  Le Padre finit par s'endormir, une deuxième morphine dans les fesses. J'avais avalé un cachet de benzédrine -des amphétamines en tablette trouvées dans la trousse de sauvetage-, pour tenir le coup et monter la garde sans somnoler. Je m'étais installé un poste de guet, derrière un tronc d'arbre abattu. Je tenais sous le feu de ma carabine la zone déboisée par l'avion et une partie de la forêt par où pouvait surgir l'ennemi. Le feu flambait à quelques mètres dans mon dos, à côté de l'aumônier. J'avais posé mon pistolet  à portée de la main, dans un buisson, sûreté enlevée, prêt à tirer. Je tenais la carabine appuyée au creux de mon coude.
  J'avais lu quelque chose comme ça dans Fénimore Cooper quand j'étais gosse, c'était la position d'attente des coureurs de prairies lorsque l'indien menaçait de les attaquer. Malgré cela, dans la forêt touffue qui nous environnait et dans le crépuscule naissant, il ne m'était guère possible de distinguer quelque chose au-delà des premiers troncs. Mais il fallait que je me rassure en pensant à Oeil-de-Faucon et à Cerf-Agile. Je devais, la nuit, me fier surtout à mon ouïe et à mon odorat, encore un truc des chasseurs coureurs de prairies.

 
 
                                                                   4

     
   Le sous-bois est abondamment pourvu de branches mortes dont les craquements m'avertiront si quelqu'un approche, me dis-je. J'avais plusieurs fois monté la garde, à Cognac, auprès d'un tas de vieux bidons d'essence et nombre de baraques sans intérêt. Je conservais, de ces nuits passées à la fraîche, une expérience très relative de l'obscurité, de ses tromperies et faux-semblants. Mais enfin, je n'étais pas totalement novice. Les petits animaux de la forêt, malgré le feu, n'étaient pas loin. Je percevais leurs frottements sur l'herbe et la débandade de leurs courses brusques. Vers le milieu de la nuit, un froid vif et pénétrant me tomba sur les épaules. J'avais laissé à Saïda mon blouson de vol molletonné, une occasion de plus de maudire mon insouciance stupide. Je me rendis près du feu pour me chauffer et remettre du bois.
   – Avez-vous froid ? demandai-je à l'aumônier qui venait de se réveiller.
   – Ça va, me répondit ce brave homme en claquant des dents de fièvre. Couvrez-vous donc de ma chasuble, dans la mallette.
   Je le rapprochai un peu plus du feu et l'enveloppai dans un morceau de parachute, puis je sortis la chasuble, blanche avec une large bordure de broderies dorées, et l'enfilai. C'était, en fait, un poncho de coton et de laine, plutôt voyant mais suffisamment chaud pour me permettre de veiller dans de bonnes conditions. J'obligeai l'aumônier à boire son vin de messe, pour se refaire des forces. J'envisageai de partager avec lui la poignée d'hosties, si le lait concentré venait à manquer. Toutes les trois heures, j'avalais une gorgée de lait et une benzédrine. Dire que ma nuit de garde fut de tout repos serait mentir. J'entendais des bruits suspects, des appels indistincts, des cris comme si une armée nous encerclait. Les arbres craquaient sous le froid mordant et le vent les agitait en rafales, histoire de semer un peu plus le trouble dans ma cervelle. Je sursautais à chaque bruit et crispais mes doigts sur la carabine à en attraper une crampe. L'envie me démangeait de faire feu au hasard. Je me mis à penser à Michèle, puis bizarrement à Mireille. Des prénoms voisins mais des talents fort éloignés. Mais après tout, qu'est-ce que j'en savais ? Quand la soeur de Marc entrait dans ma chambre avec mon petit déjeuner, combien de fois son peignoir s'était-il ouvert sur ses cuisses, à l'occasion d'un geste faussement naturel et spontané ?
  Elle avait de jolies jambes la binoclarde et même les lunettes lui allaient bien, finalement. Au physique, peu de différences entre Michèle et Mireille. Même taille, mêmes seins gros comme le poing, mêmes jambes longues et nerveuses de sauteuse en hauteur. Finalement, j'aurais pu me montrer plus entreprenant avec Mireille et goûter au charme d'un baiser, même sur un fond électrostatique de treillis métallique. Un baiser et plus encore, en me forçant un peu. Juste pour lui faire rentrer dans la gorge son "abruti en bronze massif". Qui serait venu nous déranger ? Marc ? Je suis persuadé qu'il aurait été content que ce soit moi. En réalité, mes souvenirs de Mireille étaient flous, comme passés à l'acide et je me pris à le regretter. Il faudra que je réclame une photo à Marc quand nous nous retrouverons. Je vois sa tête d'ici... Ce cher Marc et ses gris-gris. De ce côté-là, je n'étais pas mal loti non plus, dans le genre, avec ma chasuble.
   Etonnant comme nous avions les mêmes goûts, lui et moi, les mêmes lectures avec un penchant pour les auteurs américains. Une passion aussi pour le cinéma, pourvu qu'il soit d'action. Ah, les westerns et les films de guerre, "Tant qu'il y aura des hommes" que nous étions allés voir trois fois ! Je me demandai ce que penserait Mireille, si elle me savait dans une forêt infestée de fellaghas en compagnie d'un aumônier blessé ? Serait-elle effrayée, inquiète ? Et madame Messer, mon professeur d'anglais au lycée dont j'étais alors si amoureux le serait-elle ? Je dévorais des yeux sa silhouette légère, malgré ses presque quarante ans, quand elle marchait de long en large dans la salle de classe ou qu'elle traversait la cour d'un pas de danseuse. Elle le savait, l'hypocrite qui posait une fesse, ronde et dure comme un ballon de hand-ball, sur un coin de ma table ou se collait contre mon épaule pendant que, à sa demande, je traduisais Jérôme K. Jérôme en bafouillant. Elle sentait l'eau de lavande et la fraîcheur acidulée d'une brassée de genévrier. Elle avait aussi des seins pointus qui me rentraient dans l'épaule et une taille telle que je n'en avais jamais vu de si fine. À vous faire rêver. Et quelle classe dans ses jupes étroites et ses chemisiers blancs dont elle tripotait sans cesse les boutons, comme pour m'inviter à les défaire.
  Je les avais défaits, justement. Je venais d'entrer en école de pilotage. Nous nous étions rencontrés en ville et nous avions bavardé comme de vieux copains. Je frétillais auprès d'elle, tel un jeune chien attendant un sucre. J'avais la voiture de mes parents, je venais de passer mon permis. C'était mon oncle Roger qui était examinateur pour les permis de conduire, à Angoulême. Je faisais donc le fanfaron avec l'Aronde de mon père. J'avais invité madame Messer à faire une promenade. Nous avions tourné autour d'Angoulême, de village en village jusqu'à la nuit. Elle m'avait demandé de la ramener chez elle avec un brin de regret dans la voix. Nous avions parlé de la langue anglaise, "d'études indispensables pour réussir", de Mermoz, de Guillaumet, de Vol de nuit. Elle connaissait la vie de Saint-Ex et ses bouquins sur le bout des doigts. Le courage de Guillaumet dans les Andes.Je l'avais écouté, comme lorsqu'elle nous parlait de la conquête de l'Angleterre par les Normands, en lui regardant toutefois les jambes à la dérobée. Dans la voiture, sa jupe s'était tirebouchonnée jusqu'à mi-cuisses et son chemisier n'était qu'à peine fermé. Elle portait un soutien-gorge blanc avec de la dentelle à trous. Il était prévu que je passe le lendemain la chercher. À deux heures, au coin de sa rue. Je n'avais pas fermé l'oeil de la nuit. Elle était à l'heure, dans une robe légère et colorée, fermée par des boutons sur le devant. Je l'ai emmenée tout droit dans un bois, sur la route de Jarnac, que je connaissais pour y avoir accompagné mon père lorsqu'il avait la manie des champignons. Elle avait l'air d'accord. J'avais une couverture pliée dans le coffre pour ne pas nous tacher. Elle est descendue de voiture, toute guillerette et m'a embrassé la première. Mais moi, j'étais comme un taureau furieux. J'avais une verge à la place du cerveau. J'ai déboutonné sa robe et pétri ses seins avec brutalité et maladresse. Je devais avoir les yeux d'un véritable fou pour qu'elle prenne peur comme elle l'a fait et cherche à se sauver. Je l'ai maintenue en lui retournant un bras dans le dos et j'ai remonté sa robe puis arraché sa culotte. Elle a cessé de se débattre et s'est mise à pleurer. Je n'ai pas été long. Après, je me serais tué volontiers. Je n'ai même pas osé lui parler.
  Je l'ai ramené à toute vitesse chez elle et je n'ai plus voulu toucher à la bagnole pendant des mois. Ni aux femmes. Le visage d'Odile Messer me réveillait la nuit. Toutes les nuits. Je fuyais toute présence féminine, même au cinéma ; une femme, une jeune fille, s'asseyait à mon côté et je changeais de place. C'était comme si en la violant, je les avais violées toutes. J'aurais donné dix ans de ma vie pour revenir en arrière et recommencer la promenade en gentleman. J'avais seulement pour excuse d'avoir tant attendu ce moment et surtout de ne rien connaître des femmes. Et maintenant en savais-je plus ? Pas sûr, mais quelle leçon j'avais pris ce jour-là ! Je n'en avais parlé à personne, jamais. Il n'y avait qu'avec les filles de la Villa des Roses que je ne me sentais pas en faute.
  La nuit passe vite quand on ressasse ses scélératesses et que l'on récapitule pour la centième fois, les conduites, les réflexes et les bonnes manières que l'on aurait dû avoir alors. J'en parlerai au curé demain, s'il va mieux, me dis-je soudain. Peut-être aura-t-il un traitement à me donner, pour oublier. Ou du moins m'écoutera-t-il, et me fournira-t-il les explications que j'attends, même si en échange je dois me peler la peau des genoux en prières. Á l'aube, l'aumônier gavé de morphine s'était rendormi, tassé près du feu qui rougeoyait. Le ciel était devenu gris et on distinguait la cime des arbres et le sommet des montagnes. Je me suis dit que les recherches allaient vraiment commencer et que, du côté de Saïda comme de Tiaret, on faisait déjà chauffer les moteurs des T6. Peut-être même que les légionnaires étaient déjà en train de monter dans leurs camions. Leurs GMC hauts sur pattes, seuls capables de rouler dans les fonds d'oueds et sur les pentes abruptes. Euphorique, j'avalais d'un trait la moitié d'un tube de lait, persuadé que dans la journée on allait nous tirer de là.
  La consigne est formelle en cas d'accident : rester près de l'épave, coûte que coûte. De toute façon, l'aumônier ne pouvait supporter une marche en montagne. Je m'agenouillai prèd de lui et introduisis l'orifice du tube de lait dans sa bouche. Il ouvrit les yeux et fit l'effort de me sourire.
   – Père, je voudrais vous raconter quelque chose, vous pourriez m'aider à comprendre et à oublier, lui dis-je à l'oreille.
   Il fit oui de la tête et me prit la main qu'il serra. Nous serions bien restés comme ça une partie de la matinée, mais les fellouzes étaient autour de nous et nous braquaient avec leurs armes. Je ne les avais pas entendus arriver. Je savais que je n'étais pas un guerrier très affûté et leur présence ne me surprit pas outre mesure. J'avais posé la carabine près du feu. Elle était dans les mains de celui qui devait être le chef et qui l'examinait avec satisfaction. Tout le monde appréciait la carabine à répétition US M1, précise, légère, solide, un vrai petit bijou. Le chef fell partageait l'opinion commune. D'un coup d'oeil, je vis qu'ils étaient huit ou neuf, un commando, des jeunes aux yeux fanatiques et au visage fermé et des vieux moustachus bonasses. Tous assez petitement armés de fusils de chasse, de vieux MAS 36 et d'un seul pistolet mitrailleur MAT 49. Du matériel français, naturellement. Le chef me fit signe de me lever et d'enlever ma chasuble. Il nous fit fouiller et ouvrit lui-même la mallette de l'aumônier. Il tripota avec dédain le petit ciboire et les burettes en fer-blanc, le livre de messe et les linges liturgiques puis referma le couvercle sans rien prendre. Je n'avais pas de carte d'identité sur moi. C'était la consigne. Juste mes plaques d'identification autour du cou, nom, prénom, date de naissance. L'aumônier était également sans papiers d'identité.
   – Tu vas venir avec nous, dit le chef. Prends ton copain sur ton dos.
  Je chargeai l'aumônier sur mes épaules. J'en profitai pour lui faire une injection de morphine. Je pris aussi sa mallette. Je suis grand et costaud et l'aumônier était plutôt léger. On s'enfonça dans la forêt. Les fellouzes discutaient en arabe entre eux avec une certaine véhémence. Je crus comprendre qu'il s'agissait de déterminer ce qu'il convenait de faire de nous. Le chef laissa sur place deux de ses hommes chargés de voir ce qu'il était possible de rafler sur l'épave, mitrailleuses, roquettes ou poste de radio. J'étais tranquille de ce côté-là. L'avion n'était pas armé pendant les missions de transport et pour ce qui était de la radio, je savais à quoi m'en tenir. J'espérais aussi qu'ils ne trouveraient pas mon pistolet lequel était, malgré tout, assez loin des débris de l'avion. Que le T6 ne soit pas armé était plutôt un bon point pour nous, aux yeux des fellaghas. À part la montre de bord que l'on pouvait à la rigueur emporter, ils en seraient pour leurs frais. Je ricanai.
  Le chef se précipita sur moi et me donna une formidable gifle qui me fit tituber. Ses sbires m'entourèrent et se mirent à m'insulter en arabe. J'avais toujours l'aumônier sur les épaules, lequel se mit à gémir et à se plaindre. Un vrai charivari. Selon moi, ça les démangeait de nous descendre immédiatement. Les armes étaient pointées sur mon ventre et les doigts crispés sur les détentes. Mes genoux se mirent à trembler nerveusement. Heureusement, le chef donna l'ordre du départ. Ils marchaient d'un bon pas et escaladaient la montagne comme des alpinistes qu'une pin-up attendrait au refuge. Ils crapahutaient, écartés l'un de l'autre dans le sous-bois de plusieurs dizaines de mètres, s'interpellant seulement pour ne pas se perdre. J'avais, comme escorte, deux vieux vicieux qui me poussaient aux épaules, vigoureusement, et qui me piquaient les fesses. Ils craignaient l'arrivée des avions ou celle des biffins et voulaient s'éloigner au plus vite de l'épave. Je trottais du mieux possible en recevant, dents serrées et stoïque, des coups de baïonnette et de couteau dans le derrière
 tous les deux ou trois pas. Le soleil était sorti de derrière la montagne et chauffait autant qu'un four. Ma combinaison de vol était trempée.
  Les fellouzes prirent cette suée pour de la bonne volonté et ralentirent un peu le pas. Le sol, en forte côte, était semé de gros morceaux de roches dans lesquelles je butais. Il fallait aussi constamment contourner des troncs de pins ou d'eucalyptus, traverser des buissons d'épineux et sauter des excavations creusées par l'eau de ruissellement. Trop heureux d'avoir capturé un pilote d'avion de chasse, ils allaient probablement m'exécuter selon une procédure raffinée, avec couilles tranchées et égorgement final, devant la population d'un quelconque village. Une manière de prouver lesquels étaient les plus forts. À cette pensée, j'en suais deux fois plus et pour peu j'aurais déféqué dans ma combinaison de vol. S'il ne se passa rien de tel, je le dus au lait concentré dont je me nourrissais depuis la veille. Bravo et merci Nestlé ! Car je savais le sort qu'ils nous réservaient. On avait retrouvé quelques-uns de leurs prisonniers, des légionnaires et un équipage d'hélicoptère tombé en panne dans le djebel, exposés aux crachats des villageois. En plein soleil, sur la grande place. Le ventre ouvert et bourré de paille après avoir été longuement torturés puis émasculés. Morts après douze heures d'agonie, au moins, dixit le toubib.
 Quand nous fûmes de l'autre côté de la montagne, sur un coup de sifflet, le chef, je crus comprendre qu'il s'appelait Ali, rassembla son équipe autour de lui. Les gars qui avaient fouillé l'avion étaient de retour, avec seulement les restes de la trousse de sauvetage et les panneaux de signalisation en tissu rouge. Ali ordonna une pause et répandit ce qui restait de la trousse sur l'herbe. Il garda la boussole et distribua le reste. J'avais posé mon curé sur le sol, près de moi. Il respirait avec peine et n'ouvrait plus les yeux. Ali s'agenouilla près de lui, lui toucha le front et secoua la tête. Avec un poids comme le sien sur les épaules nul doute que j'allais ralentir leur progression.
    
 à suivre