Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  

                   Acte 5

 
 Le décor ressemble au jardin de la Maison des Oiseaux, sauf le perron et la porte vitrée dans le fond qui ont disparu, à leur place un chemin s'enfonce entre des arbres. Les bagages sont posés par terre. Charles-Albert est assis sur un banc de bois au bord du chemin, monsieur Jean est assis près de lui. Marie-Cat et Anselme sont debout. Charles-Albert respire avec peine, il comprime sa poitrine des deux mains. 
                                                                                             
 
Charles-Albert
 Je ne sais pas ce que j'ai... Une douleur, là, tout d'un coup. Une douleur terrible. (Il glisse alors du banc et s'affaisse doucement sur le sol, tout le monde l'entoure)
 
Monsieur Jean  
 Hé là, hé là, Charles-Albert, pas de blague !
 
Charles-Albert 
 C'est mon cœur qui refuse d'aller plus loin. Je n'aurais pas dû marcher si longtemps.
 
Monsieur Jean l'allonge sur le banc la tête calée par sa musette  
                                                
Monsieur Jean  
 Reposez-vous. Reprenez votre souffle. Ça ira mieux dans quelques minutes. (A Marie-Cat)  Le fermier qui nous a renseignés a parlé d'un lac pas loin...
 
Marie-Cat  
 Ça remplacera la mer, après tout c'est de l'eau.
 
Charles-Albert 
 Je crois que je vais m'en aller, comme on dit dans la Maison des Oiseaux... Ce n'est pas que ça me plaise de crever, mais je suis content que ce soit auprès de vous, en votre compagnie.
 
Monsieur Jean  
 Voyons Charles-Albert, cessez de dire des sottises. Vous n'allez pas mourir, vous êtes fatigué, c'est tout.
 
Charles-Albert  
 Oh, certainement, vous devez avoir raison... (Monsieur Jean sort en coulisse). Je ne vais pas mourir, c'est entendu. Il est vrai que pour le mourant c'est une situation qui ne s'analyse pas facilement, on peut se tromper de diagnostic. Et puis j'ai l'esprit de contradiction, vous savez Jean. Je devrais avoir honte de m'en aller alors que la vie est si belle et qu'il y a tant de choses à voir à commencer par le Rocher de la Vierge qui nous attend au bout des rails. (Il tousse). Mais permettez-moi d'insister car je sens bien que la mécanique a des ratés et que ça va cahin-caha là dedans. (Il frappe sa poitrine)... Je vais enfin savoir ce qu'il y a de l'autre côté de la porte mystérieuse. La fameuse gauche du père chère à Doux-Jésus. Je n'ai pas peur, enfin pas trop. Voyez-vous, je voudrais bien réussir ma mort et parvenir de l'autre côté comme un voyageur qui arrive au gîte... Ma vie aurait tellement pu être différente et si Dieu, dans sa grande générosité voulait  m'offrir un tour supplémentaire, sûr que je repartirais aussitôt...
 
Anselme 
 Moi c'est pareil, je m'y prendrais autrement. Taper sur les burinauds quoi qu'on en dise, ce n'est pas exaltant. Uniforme pour uniforme, j'aurais préféré être militaire dans un char, ou parachutiste, ou même gendarme. On peut tout aussi bien jouer de l'ocarina quand on est gendarme, n'est-ce pas ? A l'heure qu'il est je serais peut-être général, en retraite, naturellement.
 
Marie-Cat  
 Moi je ne regrette pas ma vie. Ce serait mieux évidemment si ma fille était près de moi...
 
Monsieur Jean revient sur scène tout réjoui.
 
Monsieur Jean  
 Le lac que nous cherchons est tout près d'ici. On le voit en montant sur la butte. (Il montre une petite éminence). Il y a même un tout petit village auprès du lac, avec une petite église. Je suis certain qu'il y a même un petit hôtel, probablement Du Cheval blanc, une petite boulangerie avec une petite épicerie-buvette à côté. On pourra attendre là que les trains repartent. C'est l'affaire d'une journée ou deux. On pourra même envoyer une carte postale à la Maison des Oiseaux. Pour les rassurer.
 
Marie-Cat (le prend à part)
 Charles-Albert n'est pas bien, il faudrait l'amener à l'hôpital, même un tout petit hôpital ferait l'affaire ...
 
Charles-Albert 
 Ah non, par exemple, pas d'hôpital ! Je ne veux pas que l'on me bringuebale d'une salle à l'autre comme un colis qui encombre, que les infirmières stagiaires se fassent la main sur moi, que les toubibs me fassent mariner dans des chambres surchauffées où même un boa ne resterait pas cinq minutes, que ces messieurs me regardent par en dessous d'un air entendu et inspiré, alors qu'ils ne savent rien, rien de rien ou qu'ils s'en foutent parce que des vieux ce n'est pas ce qui manque dans l'hôpital. Quand je leur demanderai ce qui ne va pas, ils me répondront du bout des lèvres parce qu'ils sont attendus au golf et que je les emmerde avec mon problème cardiaque, que j'avais qu'à moins fumer et moins picoler dans le temps... Et que j'avais qu'à rester jeune en faisant du sport, comme eux. Non ! Pas l'hôpital ! Pas ça !
 
Marie-Cat  
 Mais voyons Charles-Albert, on vous guérira là-bas.
 
Charles-Albert  
 On ne guérira rien du tout. C'est l'âge, la machine arrive au bout. Je préfère mourir près de vous que dans une chambre bleu banquise où je ne reconnaîtrai rien, où je ne saurai même pas où on a mis mes pantoufles... J'aurais voulu mourir dans le lit où nous avons fait nos enfants, Hélène et moi...
 
Anselme  
 Dans ce cas prenons un taxi et allons chez toi.
 
Charles-Albert  
 Pas la peine, la maison a été vendue et le lit aussi.
 
Anselme  
 Voyons, ce n'est pas d'un chrétien que de mourir au bord du chemin.
 
Charles-Albert 
 C'est toujours mieux qu'à l'hôpital. Je préfère mourir comme un pèlerin que comme un bestiaux. Pèlerin, pèlerin... (Faible) J'ai dit pèlerin ? C'est vrai que quand j'étais plus jeune j'aurais aimé aller à Compostelle, à pied. Avec un ou deux copains comme vous monsieur Jean et comme vous Anselme, ou comme vous Marie-Cat. On aurait fait ça en trois mois, en regardant les étoiles et en suivant des sentiers bordés d'eucalyptus... Il parait que dans la cathédrale, il y a un pilier avec un trou profond. Ce sont les doigts des pèlerins qui l'ont creusé depuis dix siècles. En arrivant, c'est la tradition, on pose sa main à cet endroit. C'est comme une chaîne. J'aurais voulu faire ce geste moi aussi... Il me semble que l'on est moins seul après, moins isolé.
 
 Pendant que Charles-Albert parle, allongé sur son banc et que  monsieur Jean et Anselme l'écoutent en silence, Marie-Cat s'éclipse en se tamponnant les yeux avec son mouchoir. Elle monte sur une bosse du terrain au fond de la scène. Après la dernière phrase de Charles-Albert, Anselme, très ému se mouche bruyamment dans un grand mouchoir.
 
Marie-Cat 
 C'est vrai qu'on voit le lac. Il est bleu et il brille, Charles-Albert. Je vois aussi le petit village avec son école. Les gosses en sortent en riant et en se bousculant. J'en vois quelques-uns qui s'en vont pécher sur un petit quai, entre des barques rouges et vertes. Les filles jouent à la balle au mur près de l'église... Ma mère m'appelle : Marie-Catin rentre faire tes devoirs au lieu de traîner avec les garçons... (Vigoureusement) Charles-Albert on va vous descendre au village et vous viendrez avec nous voir le Rocher de la Vierge. Je le veux. J'ai toujours obtenu ce que je voulais des hommes.
Marie-Cat s'essuie les yeux et descend de la bosse dans un grand silence.
 
Charles-Albert 
 Monsieur Jean, prenez mon portefeuille et sortez la procuration, pour la caisse d'épargne. Je vais y mettre vos trois noms et avec l'argent du livret, vous pourrez continuer votre voyage au-delà du Rocher de la Vierge. En Espagne, en Italie et même plus loin si ça vous chante. Ce qui me ferait plaisir, c'est que vous vous reposiez tous les trois avant de continuer, dans une petite pension du Rocher de la Vierge. A nos âges, il n'est pas bon de se précipiter en chemin et sauter d'une ville à l'autre comme des kangourous excités... Je vous vois dans une pension d'où l'on aperçoit la mer, où les draps sentent la lavande, où l'escalier est ciré à la cire d'abeille, où l'on mange sur une terrasse des blanquettes parfumées de thyms et des clafoutis aux prunes qui embaument jusque sur le trottoir. Promettez-moi aussi de tout dépenser. De ne rien laisser à mes Français moyens. Avec ce qu'il y a, vous avez de quoi vous la couler douce une année entière.
 
Anselme 
 Ne mets pas mon nom Charles-Albert. Moi je n'ai plus rien ni personne à aller voir et pas non plus de rêves à satisfaire, sauf de regarder la télé au calme et le ventre plein... Je m'ennuierais au Rocher de la Vierge. Je vais retourner à la Maison des Oiseaux. C'est vrai que là-bas j'ai l'impression d'être un nègre battu... Mais ça m'est égal. De toute façon personne ne s'intéresse de nos jours à un ancien contrôleur de burinauds. Avant de partir j'ai fait une lettre au député pour dénoncer les agissements de mademoiselle Justine. Pour qu'elle soit virée. Nom de dieu, faut se défendre même si on est vieux et ramolli ! J'espère que lorsque j'arriverai, elle ne sera plus là. Ce n'est pas qu'elle s'acharnait particulièrement sur moi, mais c'est pour les autres, pour ceux qui n'osent rien dire ou pour ceux qui n'ont plus la force de se rebiffer.
 
Monsieur Jean  
 En attendant, allons nous installer au bord du lac. Charles-Albert patientera bien encore un peu avant de s'en aller. Sacré nom, nous avons subi des guerres pas marrantes, fait des semaines de travail de soixante heures pour des fifrelins, écouté Roger Couderc tous les samedis et cru pendant trente ans que nos députés nous disaient la vérité, c'est bien notre tour de mener la belle vie.


à suivre,