Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  

                    Acte 4

 Dans une gare dont la salle d'attente ressemble tout à fait à la salle à manger de la Maison des Oiseaux, les tables et les guirlandes de papier en moins. Des bancs et des chaises sont alignés le long des murs et nos 4 personnages sont assis face au public, deux ou trois poches en plastique, une petite valise (Charles-Albert), une musette de cuir (Monsieur Jean) et le panier de Marie-Cat, sont posées contre un mur, une porte vitrée est visible sur la droite. Une odeur de merguez grillées flotte sur la scène et naturellement dans le public. Au-dessous de l’horloge murale il est écrit : Gare de AUBORDULAC
                                              
 Voix (dans un haut-parleur, quelque part
 Messieurs les voyageurs sont avisés que par suite d'une grève de notre personnel, les trains et les tramways resteront immobilisés en gare. Je répète : par suite d'une grève de notre personnel, les trains et les tramways resteront immobilisés en gare jusqu'à nouvel ordre.
 
Monsieur Jean 
 Bravo pour tes renseignements Anselme ! D'abord, la gare des diligences près de la Maison des Oiseaux qui n'existe plus, le taxi qu'il a fallu prendre jusqu'à Pouillac pour s'apercevoir qu'il n'y a qu'un seul train qui dessert le Rocher de la Vierge et dans ce train, rien que des premières classes avec supplément.
 
Anselme  
 Oui, mais j'ai obtenu des remises de prix. Et puis ces trains modernes vont beaucoup plus vite que ceux de mon temps. On aurait pu être au Rocher de la Vierge à 9 heures ce matin au lieu de 10... Ce n'est pas de ma faute s'il y a cette grève. Ça nous retardera un peu, mais ce n'est pas grave. Il faut bien que les employés se défendent.
 
Marie-Cat (inquiète)
 Que va-t-il se passer quand à la Maison des Oiseaux, on s'apercevra de notre absence ?
 
Charles-Albert 
 Que voulez-vous qu'il se passe ? Nous sommes libres tout de même.
 
Marie-Cat 
 Pas tout à fait puisque l'on nous y traite comme des enfants. Les enfants ne sont pas libres de quitter leur domicile comme ça. C'est une fugue.
 
Charles-Albert 
 Mais nous ne sommes pas des enfants tout de même.
 
Anselme 
 Des gâteux, ou des seniors comme disent si bien ceux qui ne se doutent évidemment pas qu'ils le seront un jour. Senior, oui mais pas enfant. Nuance !
 
Monsieur Jean 
 Ça n'a aucune importance ce qui se passe dans la Maison des Oiseaux. Marie-Cat voulait voir la mer, nous l'accompagnons. C'est plus important que ce que peuvent penser ou faire les mademoiselle Justine et les Doux-Jésus.
 
Anselme (surpris, se dresse sur ses jambes
 Parce qu'au Rocher de la Vierge, il y a la mer ?
 
Marie-Cat 
 S'il y a une chose dont je sois sûre, c'est bien de celle-là... A moins que je ne confonde avec une autre ville.
 
Monsieur Jean
 Non, il y a la mer au Rocher de la Vierge... De toute façon on va y aller, c'est un bon moyen de le vérifier.
 
Charles-Albert 
 Et si nous nous sommes trompés, nous partirons à la recherche de la mer où qu'elle se trouve !
 
Monsieur Jean 
 Bien dit, Charles-Albert !
 
 Anselme vide une vaste poche en plastique sur le sol, s'en échappent : un caleçon long beige, son livre d'horaire dépenaillé, un vieux pull-over rouge, des chaussettes en laine, un porte-monnaie, une poche en caoutchouc contenant du tabac à pipe, une pipe, une boite d'allumettes et deux boîtes de médicaments.
 
Anselme
 J'ai beau fouiller, pas la plus petite miette à grignoter. Et cette odeur de merguez, quelle tentation ! (Il remet ses affaires dans son sac et se bourre une pipe qu'il allume).
 
Marie-Cat 
 Doux-Jésus n'a rien dit quand vous lui avez réclamé des provisions ?
 
Monsieur Jean 
 Elle voulait savoir et m'a posé un tas de questions... Pour un morceau de pain et quatre pommes... Je lui ai raconté que je voulais les donner à des pauvres dans la rue. A travers les grilles du jardin.
 
Marie-Cat 
 Et elle vous a cru ?
 
Monsieur Jean 
 Non, mais cela n'a pas d'importance. Pour elle c'est l'intention qui compte... J'espère que cette grève ne va pas durer trop longtemps et que l'on pourra remonter bientôt dans notre train. Qu'en penses-tu Anselme ?
 
Anselme (qui regarde à travers les vitres de la porte) 
 Ça peut durer, comme ça peut ne pas durer. En quarante sept, ça avait duré plus d'un mois.
 
Marie-Cat 
 C'était pour quoi, en quarante sept ?
 
Anselme 
 Je ne m'en souviens plus très bien mais il me semble que l'on protestait contre la nationalisation de la Compagnie Nationale des Diligences Tramways et Train. On disait que le service s'en ressentirait.
 
Charles-Albert 
 Et vous faisiez quoi, à la CNDTT, Anselme ?
 
Anselme (se rengorgeant et leur faisant face)
 J'étais contrôleur de burinauds ?
 
Charles-Albert, Marie-Cat et Monsieur Jean (ensemble
 Ah ? De burinauds ?
 
Anselme 
 J'avais un marteau de 125 grammes avec un long manche, de 91 centimètres de long précisément, et lorsqu'un tramway, une diligence ou un train entrait en gare, pendant que les voyageurs descendaient ou montaient, je tapais sur le burinaud de chaque roue. Et même sur celui du volant, dans la cabine. Ah, il fallait me voir ! (Anselme mime) Debout, bien droit, les jambes écartée de la largeur des épaules, le marteau levé le plus haut possible, comme sur le manuel. Et le son clair du burinaud qui tintait sous le choc. Ping. Comme une clochette à vache. Des fois même ping-ping. C'était le bon temps, vous pouvez me croire !... J'avais même un petit bureau où je patientais entre deux arrivées. Pour passer le temps j'apprenais à jouer de l'ocarina. Mais quand une diligence, un tram ou un train entrait en gare, service-service, fini l'ocarina. Je réajustais ma cravate, j'enfilais ma veste d'uniforme bleu marine avec CNDTT brodé de fils d'argent sur le col, je mettais ma casquette avec la visière bien droite, comme le conseillait le règlement, je prenais mon marteau dans mon casier, et en avant sur les burinauds... Aucun véhicule n'avait le droit de repartir sans avoir été contrôlé.
 
Monsieur Jean 
 Et ça sert à quoi les burinauds ?
 
Anselme 
 Ça je ne sais pas. En quarante cinq ans de contrôle je n'ai jamais su. Tout ce que je savais c'est que si le burinaud faisait toc, tac ou clac, clac c'était dans le cas particulier du volant de train ou de tramway, je devais prévenir le chef.
 
Monsieur Jean 
 Et ensuite ?
 
Anselme
 Mon chef prévenait un autre chef, un chef supérieur qui se trouvait dans un autre bureau, un bureau avec une porte toujours fermée et des téléphones qui sonnaient sans arrêt. Mon chef frappait, attendait respectueusement qu'on lui dise d'entrer puis disparaissait promptement en se faufilant par la porte entrebâillée. On aurait dit que le chef supérieur risquait de s'envoler si la porte était maintenue trop longtemps ouverte. Ce qui se passait après entre eux ne me regardait pas. Par contre, je peux vous dire que les voitures repartaient toujours à l'heure, avec tous leurs burinauds en bon état et contrôlés.
 
Marie-Cat 
 Peut-être qu'aujourd'hui c'est une affaire de burinauds qui nous immobilise ?
 
Anselme 
 Peut-être. En tout cas j'ai toujours connu le même modèle de burinaud sur les trams, les trains et les diligences et je ne vois pas pourquoi ceux d'aujourd'hui entraîneraient des complications et des emmerdements plus que les burinauds du bon vieux temps.
 
 Entre soudain par la porte vitrée, le sosie de mademoiselle Justine vêtue d'une combinaison bleue tachée de cambouis et coiffée d'une casquette plate. Dans son dos, il est marqué : "Le service public vous dorlote".
 
Sosie de mademoiselle Justine
 Ben qu'est ce que vous foutez-là les vieux ? C'est pas un asile de nuit ici !
 
Monsieur Jean 
 Nous allions au Rocher de la Vierge, mademoiselle Justine, quand le train...
 
Sosie de mademoiselle Justine (avec un geste de coquetterie pour redresser sa casquette)
 Mademoiselle Justine ? Tu me dragues ou quoi la vieillasse ? Qui t'as permis de m'appeler par mon prénom. On n'a pas dansé la danse des canards ensemble le jour de la Saint Valentin ? Non mais des fois ! En voilà un vieil hibou arrogant. Pédophile !
 
Monsieur Jean 
 Excusez-moi c'est frappant, vous êtes le sosie d'une grosse vache puante et plus mal embouchée que la maquerelle d'un bordel pour légionnaires.
 
Sosie de mademoiselle Justine
 Non mais, tu me cherches ou quoi ? (Tournée vers la porte vitrée restée ouverte) Eh, Prune ! Viens voir un peu les croûtons que j'ai dégottés dans la salle d'attente !
 
Voix d'homme dans les coulisses 
 Fous-moi la paix Justine, je m'occupe des merguez ! Je n'ai pas le temps de me balader partout et de jacasser, moi !
 
Marie-Cat 
 Chère petite madame écoutez-moi. Depuis que nous sommes partis nous n'avons mangé qu'une pomme et un tout petit morceau de pain. Il est maintenant plus de midi et nous devons à notre âge reconstituer nos forces, alors, auriez-vous l'obligeance de nous dire s'il existe dans cette gare un buffet pour nous restaurer ?
 
Sosie de mademoiselle Justine 
 Non, pas de buffet... La salle d'attente où vous êtes est normalement fermée aux voyageurs. C'est ce con de Prune qui aurait dû y veiller, mais avec cette grève qui chamboule tout...
 
Marie-Cat 
 Il doit y avoir un village pas loin, avec un restaurant.
 
Sosie de mademoiselle Justine 
 Pas loin, pas loin. Il est quand même à sept kilomètres... Les habitants ne voulaient pas de la gare près du village, rapport aux bruits et aux nuisances. Maintenant, ils font sept kilomètres pour prendre un train ou un tram, c'est bien fait pour eux.
 
Marie-Cat 
 Pouvons-nous rester encore un petit peu, le temps de réfléchir ?
 
Voix de Prune en coulisse 
 Tu viens Justine, on n'attend plus que toi. Les merguez sont archi-cuites !
 
Sosie de mademoiselle Justine 
 J'arrive ! (A Marie-Cat) Pas plus de cinq minutes, hein. A cause du chef qu'est con, mais con, que vous ne pouvez pas imaginer ! (Elle sort).
 
Charles-Albert 
 On imagine très bien au contraire. (Tourné vers monsieur Jean). Que fait-on ?
 
Monsieur Jean 
 On va se loger au village en attendant la fin de la grève. Mais il nous faut trouver de quoi manger avant de faire nos sept kilomètres.
 
Marie-Cat (sanglotant) 
 Je ne verrai pas la mer... J'aurais dû rester aux Oiseaux à rêver bien tranquillement au lieu de vous entraîner dans cette équipée stupide. Je le sais bien que les rêves ne se réalisent jamais. Il n'y a que chez les riches que ça marche. J'aurais eu de l'argent, j'aurais loué une voiture avec un chauffeur... Et si j'avais été très riche j'aurais choisi une maison de retraite près de la mer. 
 
 Entre à son tour le sosie de Doux-Jésus, vêtue comme le sosie de mademoiselle Justine, sans toutefois arborer le slogan dans son dos.
 
Sosie de Doux-Jésus
 C'est donc vous les vieux... C'est vrai que vous n'êtes plus très jeunes. Vous ne devriez pas être là.
 
Monsieur Jean
 Merci, on le sait. Nous devrions être au Rocher de la Vierge, en train de nous promener au bord de la mer après avoir voyagé à bord d'un train ultra rapide dans lequel on nous aurait servi des sandwichs jambon-beurre vieux d'à peine une semaine.
 
Sosie de Doux-Jésus
 Ce n'est pas ce que je voulais dire. C'est la grève vous comprenez, et pendant la grève nous sommes entre nous... Pas avec les clients... Vous êtes de trop en quelque sorte. Il faut comprendre. Là haut (elle lève les yeux au ciel) ils se prennent pour Dieu le père, mais en fait, ils ne pigent rien à nos problèmes. Tenez, il y a huit jours ils ont autorisé les manchots à être cocher de diligence... C'est normal ça ? Il y a déjà des muets aux guichets, des bigleux aux aiguillages et des aveugles aux renseignements, il me semble que nous devons nous réveiller et secouer tout ça... Et je ne vous dis pas tout, tous les jours ils inventent une nouvelle brimade pour nous mener la vie dure. Et que je te supprime le couteau à fromage à la cantine sous prétexte que certains conducteurs s'en servaient pour coincer les patins de tram afin que la perche ne saute pas dans les virages. Et que je te fasse coudre les poches sur les uniformes des conducteurs pour supprimer la tentation d'y mettre les mains parce que ça fait mauvais genre, qu'ils disent quand on conduit. Tout ça c'est aussi pour voir jusqu'où va ton amour pour la CNDTT, si tu la sers avec l'abnégation prévue au règlement.
 Je vais vous en raconter une bien bonne. L'autre jour un chef d'en haut a exigé d'un dénommé Abraham, un petit juif qui travaille au dépôt tout près, qu'il aille prévenir son fils Isaac qu'il était foutu dehors et qu'on supprimait son poste par décision d'en haut. Le petit Isaac nettoie les sièges de train. On se vengeait sur le fils parce qu'Abraham avait manqué de zèle dans son travail et faisait trop de politique. On a fait grève et Isaac n'a pas été licencié. C'est un arabe qui brosse les tapis de diligence qui est parti à sa place, parce qu'en haut on n'a pas voulu perdre la face...
 
Monsieur Jean 
 Ecoutez-moi ma sœur, tout ça c'est bien triste mais ce n'est pas notre problème... Ensuite c'est hallucinant cette ressemblance avec Doux-Jésus... Et pour finir, trouvez-nous à manger et à boire et nous fichons le camp aussitôt.
 
Anselme 
 Moi qui suis un ancien contrôleur de burinauds et qui ai fait plus souvent la grève que n'importe qui ici. Mille deux cents fois dans l'année 68, un record difficile à battre, non ? On peut dire qu'on n'avait pas chômé avec les copains, cette année-là ; et bien je peux vous dire que tout ceci est inadmissible. Et je pèse mes mots : Inadmissible. Les clients...
 
Sosie de Doux-Jésus
 C'est vrai ?
 
Anselme 
 C'est tout ce qu'il y a de plus vrai ma sœur, mille deux cents dans une seule année, quatre par jour, une toutes les six heures. Il n'empêche qu'aujourd'hui, c'est i-nad-mi-ssi-ble !
 
Sosie de Doux-Jésus 
 Vous étiez contrôleur de burinauds ? Comme mon pauvre père ?
 
Anselme 
 Votre papa était contrôleur de burinauds, mon enfant ? Quel bonheur, quelle fierté ce doit être pour vous. Quel honneur aussi ! Maintenant en souvenir de ce père, que vous ne laisseriez en aucun cas mourir de faim et de soif, j'en suis certain, vous pourriez aller nous chercher des merguez, du pain et du vin ? Entre français, voyons ! Entre gens de la CNDTT ! Entre nous ! Entre contrôleurs de burinauds... Et nous vous donnerons cent francs pour vous dédommager.
 
Le sosie de Doux-Jésus
 Ainsi soit-il.
 
Elle sort.
 
Anselme 
 Quelle communauté admirable que celle des employés des diligences et train. Vous allez-voir...
 
On entend des éclats de voix, celle de Prune domine :
 Bordel de Dieu, non ! Pas aux croûtons !
 
(Chuchotements incompréhensibles. Enfin, la voix de Prune radoucie)  
 Bon, bien, bien, pour cent francs chacun alors !
 
Le sosie de Doux-Jésus entre avec un litre de vin rouge, une baguette de pain et des merguez fumantes dans une assiette en carton.



à suivre,