Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  

                                Acte 2
(Le général Michal, Le colonel Garcia, Gerda la secrétaire. Le décor tel qu'il était au premier acte sauf les téléphones qui sont maintenant regroupés sur la table de la secrétaire à la place de la machine à café. Au début de l'acte, le colonel et Gerda sont seuls.)
Le colonel Garcia :

Alors Gerda, si je me fie à votre bonne mine et à votre sourire, on peut supposer que vos congés se sont admirablement passés ! Etes-vous allée dans votre famille ? Je me doute bien que votre voyage jusqu’à la capitale a dû être pénible et fatigant. Une jolie fille, bien habillée et bien élevée comme vous dans l'autobus crasseux qui y mène, avec les paysans pouilleux qui fournissent l'essentiel des passagers. Vous deviez vous sentir mal à l'aise au milieu de leurs sacs d'escargots, les poulets et les lapins que ces imbéciles trimballent avec eux chaque fois qu'ils voyagent !
Gerda :
Je n'ai pas bougé du village. J'étais chez un ami. (Confuse) Un bon ami. Nous allons nous marier bientôt.
Le colonel Garcia (après un mouvement de vive contrariété) :
Félicitations. Vous serez la première à épouser un indigène. Je veux dire quelqu'un du crû. A ma connaissance nous n'avons pas de soldat, ou de sous-officier, qui ait trouvé chaussure à son pied dans cet endroit, un peu, disons le, un peu isolé et surtout très rustique... Il me semble pourtant que, agréable et intelligente comme vous l'êtes, vous auriez pu trouver, je ne sais pas moi, un sous-officier par exemple. Ou un officier même. J'en connais qui n'auraient pas dit non.
Gerda :
C'est vrai que le village est un peu rétrograde, qu'il n'y a pas d'eau courante dans la plupart des maisons. Mais je m'en fiche, je l'accepte tel qu'il est et j'y serai heureuse, j'en suis persuadée. Même si mon fiancé ne prend pas des bains parfumés tous les jours ou s'il ne lit pas le journal en croisant les jambes sans froisser son pli de pantalon, je le trouve comme son village, simple et beau. Et quand il me raconte l'existence quotidienne des habitants et qu'il me décrit leurs farces, leurs petits brigandages, leur sens de l'honneur et leurs coutumes, je sens bien que c'est ici que je veux vivre désormais. Savez-vous que ce village a presque huit cents ans ?
Le colonel Garcia :
On croirait plutôt qu'il a été victime d'un tremblement de terre récent. Mais permettez-moi une question personnelle, comment avez-vous fait pour faire la connaissance de votre fiancé ? Vous êtes enfermée dans ce bureau presque sept jours sur sept.
Gerda :
Il ne faut pas des mois ou même des semaines d'observation pour tomber amoureux. D'ailleurs on dit tomber, preuve que c'est rapide. Dans notre cas nous avons eu un vrai coup de foudre, une sorte d'illumination, une révélation instantanée de notre avenir... C'était au printemps, lors de la fête annuelle du village... J'ai vu tout de suite que c'était le mien et que j'étais la sienne. C'était tout simple et on l'a compris tous les deux sur-le-champ.
Le colonel Garcia (Nostalgique) :
Je me souviens de ce printemps. Il faisait un soleil à peine chaud et de petites pluies coupaient les journées, juste ce qu'il faut pour faire pousser les fleurs... J'étais de service et j'ai passé les fêtes dans mon bureau tandis que vous vous amusiez. Je me souviens qu'un soir je m'étais réfugié dans la bibliothèque pour lire tranquillement, j'avais ouvert les fenêtres. La musique d’un tango m'est parvenue soudain comme si on dansait dans la cour d'honneur, sous les arbres, à deux pas de là. J'avais envie de danser moi aussi. Quand j'étais étudiant j'aimais beaucoup m'amuser, faire la fête avec les copains. Je sais danser, vous savez Gerda...
(Pendant que silencieux le colonel Garcia et Gerda, durant quelques instants, semblent perdu l’un et l’autre dans leurs souvenirs, un bandonéon quelque part dans le camp joue lentement quelques mesures d’un tango langoureux puis se tait.)
Gerda (Doucement, presque tendrement) :
Je sais. Vous m'aviez invité à danser au bal du régiment, l'an passé. La musique, le champagne, la danse, j'avais la tête qui me tournait, peut-être même nous sommes-nous embrassés ? Je ne me souviens plus... Vous verrez, vous aussi vous trouverez votre Gerda. Cela vous arrivera, j'en suis certaine et même sans danser. Vous serez heureux à votre tour, dans une grande ville ou dans un petit village comme celui-ci, un coin qui ne paye pas de mine mais où les gens se connaissent et s'apprécient. Bientôt ce sera l’époque des moissons et les villageois font une fête dès que le dernier sac de grain est rentré. Vous viendrez avec moi, je vous présenterai aux amis et aux parents de Corentin, c'est le nom de mon fiancé, aux autres villageois aussi. Vous apprendrez à mieux les connaître et à les apprécier à votre tour.
(Le Général entre sans frapper. Gerda salue.)
Le général Michal :
Bonjour Gerda... Alors mon cher Georges, vous avez entendu ! Quel discours je leur ai fait, tout a été dit ! La patrie, le sacrifice de sa vie et plus si nécessaire, et les jours de permissions quand tout sera fini.
Le colonel Garcia :
Dommage que nous n'ayons pu leur dire quand cela sera fini justement... Il y en a déjà qui râlent.
Le général Michal :
Vous mettrez en taule les rouspéteurs. Il faut être sans pitié. Il faut briser toute résistance dans l’œuf ! Sinon, nous n'arriverons à rien.
Le colonel Garcia :
J'ai chargé le lieutenant Winter de diriger le chantier et de veiller à la discipline. C'est très formateur ce genre de travail pour un jeune officier, c'est du concret et du palpable. Et puis cela change de nos sempiternelles manœuvres, les Bleus contre les Rouges...
(Le téléphone sonne sur le bureau de Gerda.)
Gerda (décroche puis, en baissant la voix) :
C'est Polder mon général. (Elle tend le téléphone au général lequel, la mine réjouie, se précipite).
Le général Michal :
Mon cher Polder ! Quel bon vent vous amène, si vous saviez comme je suis content de vous entendre... Vous vous souvenez de l'arc de triomphe ? Quel arc de triomphe ? Mais celui de notre promotion parbleu, les Bleus contre les Rouges, oui ! (Son visage se rembruni)... Vous vous en foutez ? Ah bon !... Si nous avons avancé dans nos travaux ?... Non, non, je ne joue pas les imbéciles, je ne me permettrais pas... Le premier coup de pioche a été donné ce matin... Et maintenant ? (Le général regarde par la fenêtre) Ça avance, ça avance... Nous avons partagé le personnel en deux... Oui, la moitié travaille de midi à minuit et l'autre moitié de minuit à midi... Discipline de fer... Le lieutenant Winter dirige le chantier... Un officier absolument impitoyable... Nous ferons de notre mieux soyez-en assuré. Mes respects, mon cher Polder ! (Il raccroche). (Au colonel) Il veut que nous accélérions. Tout doit être prêt pour l'anniversaire de Bolduc.
Le colonel Garcia :
Il vous a donné la date de cet anniversaire ?
Le général Michal :
Non, pas plus qu'il ne m'a fourni de précisions sur la taille du trou. Mon cher Georges, pour éviter toute surprise et être en prise directe avec le chantier, nous allons, nuit et jour, nous relayer à ce bureau pendant les travaux.
Le Colonel Garcia :
C'est une bonne idée.
Le général Michal (à Gerda) :
Vous ferez monter deux lits et une table pour les repas dans la bibliothèque. Je n'y ai pas encore mis les pieds depuis qu'elle a été repeinte. Cela me fera une occasion... (Il s'adresse au colonel) Par contre, vous n'y serez pas dépaysé, mon cher Georges. Je vous y ai surpris au printemps dernier qui écoutiez de la musique foraine, du bandonéon. Ha, ha ! Je suis un farceur, n'est-ce pas ! Figurez-vous que je m'ennuyais chez moi, alors je suis venu ici pour prendre un livre, ça ne m'arrive pas souvent de lire, et même je peux le dire, rarement. Je voulais relire les aventures du Sapeur Camembert ! Une lubie comme ça. C'est cocasse, non ? J'aime beaucoup la philosophie du Sapeur Camembert... J'ai ouvert la porte et vous ne m'avez pas entendu. Vous rêviez devant la fenêtre ouverte, un livre à la main. Alors j'ai refermé doucement et je suis reparti sur la pointe des pieds, comme le petit Poucet, ah, ah !
(Le téléphone sonne alors que le colonel allait répondre au général.)
Gerda:
C'est votre femme, mon général, elle vous appelle du village, de l'auberge précisément.
Le général Michal (Contrarié) :
Que me veut-elle ?
Gerda (la main sur le combiné) :
Elle dit qu'il n'y pas d'eau chaude à l'hôtel.
Le général Michal :
Pas d'eau chaude ! Pas d'eau chaude ! Qu'est-ce que c'est que cet hôtel de province ? Branchez le haut-parleur Gerda, s'il vous plaît.
Voix de la générale (Très forte, masculine) :
C'est insensé Félipe, tu nous fais quitter la villa précipitamment pour nous loger au village, sans rien nous dire ni nous expliquer, et voilà que cet hôtel de merde n'a pas d'eau chaude ! Et ta fille ! As-tu pensé à ta fille ? Dans son état, une chambre pour deux, minuscule, sans eau chaude...
Le général Michal :
Calme-toi Florence, ce n'est qu'une affaire de quelques jours. Gerda va téléphoner pour que soit réparée cette eau chaude. N'est-ce pas Gerda ? En attendant, repose-toi bien ma chérie, prends du bon temps, sors et promène ta fille, va jouer aux cartes. Il doit bien y avoir des distractions dans ce village, des joueurs de boules, un club de bridge...
La générale :
Pourquoi pas un golf ou un terrain de polo tant que tu y es ! Tu devrais sortir de ton bureau mon pauvre Félipe, enfin quoi merde !... Tu sais quoi ? Tu n'es qu'une vieille blatte qui ne connaît rien d'autre du monde que son petit tas de détritus, et je suis polie en disant détritus ! Nous foutre à l'hôtel comme des putes !
Le général Michal (Ennuyé) :
Dans une semaine, deux au maximum tout rentrera dans l'ordre, ma chérie... Et la climatisation, fonctionne-t-elle au moins ?
La générale :
Trop bien. Dehors il fait trente cinq degrés à l'ombre mais la climatisation produit tellement de froid que le chauffage central s'est mis en marche. Avec tout ça, c'est bien simple, on cuit ou on se gèle dans cette saloperie d'hôtel de...
Général Michal (Lui coupe la parole) :
Bon, bon ça va, ça va ! J’ai compris, la climatisation fonctionne mal, c'est tout ! C'est pas nécessaire d'en faire un plat. (Il fait signe à Gerda de couper le téléphone)
(Gerda prend un autre téléphone et compose un numéro. On n'entend pas ce qu'elle dit. Entre le caporal Théophile qui salue bruyamment et claque des talons, son treillis est poussiéreux et taché de terre. Il se dirige vers la table du général et ce dernier lui tend un paquet de lettres. Le caporal prend les lettres et sort.)
Gerda (À l’ intention du général) :
Le directeur de l'hôtel dit qu'il va réparer l'eau chaude dans la journée. Il coupera le chauffage central aussi, mais il prévient que les nuits sont fraîches...
Le colonel Garcia :
Le directeur ! Vous avez de ces mots Gerda. Un directeur, pour ce bouge de trois chambres minables avec les toilettes au fond de la cour et, dans le restaurant, des planches sales posées sur des tréteaux en guise de tables. J'y ai passé la nuit de mon arrivée à Silav il y a deux ans. Il était tard et je ne voulais pas déranger la garde du camp.
Le général Michal :
Y mange-t-on bien au moins ?
Le colonel Garcia :
Le plat régional à tous les repas d'après ce que j'ai pu voir : Une soupe d'escargots aux haricots blancs. Ils appellent ça de la cagouillade. Ce n'est pas mauvais, c'est seulement indigeste. Arrosé de leur vin blanc, c'est une diarrhée assurée... N'est-ce pas Gerda ?
Gerda (Souriante) :
On aime ou on n'aime pas...
Le général Michal :
Dans le fond ça ne peut pas faire de mal à Florence, une bonne diarrhée pendant quelques jours à cette constipée chronique... (Il rit bruyamment)
(Le téléphone sonne. Gerda décroche et écoute.)
Gerda :
C'est le lieutenant Winter. Il nous prévient que l'un des murs de la villa vient de s'effondrer sans crier gare alors que ses hommes creusaient dans le jardin. Il n'y a pas de victimes par bonheur, mais ils ont eu chaud. Il dit que les murs sont pourris.
(Le général et le colonel se précipitent vers la fenêtre.)
Le colonel Garcia :
C'est ma foi vrai, il manque un mur. Des murs pourris dans une villa d'à peine cinq ans, c'est curieux tout de même.
Le général Michal :

C'est un entrepreneur de la capitale qui l'a construite, un ami de Bolduc. C'est de ma faute aussi, j'ai planté quelques clous pour accrocher des aquarelles. C'est sans doute ça qui a fait pourrir les murs.
à suivre