Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  

Le colonel Garcia :
Nous ? Vous ne prétendez pas faire creuser uniquement les officiers ? Nous avons assez de charges comme cela. Secret ou pas, nous utiliserons les soldats et les sous-officiers ! Et s'il le faut nous emploierons les civils, comme le prévoient les lois et les règlements du pays. Il y a quelques chômeurs dans le village à la sortie du camp qui ne demanderont pas mieux.

Le général Michal :
Quelle mouche vous pique Georges ? Je n'ai rien dit de tel. Je crains seulement que nous ne soyons pas assez nombreux pour garder le camp, surveiller la frontière et creuser. Et quand je dis nous, c'est tout le monde, la troupe, les civils et les autres.
(On frappe)

Le général Michal :
Entrez !
(Le caporal Théophile entre dans le bureau avec une petite plante verte en pot dans la main gauche, il salue les officiers de sa main droite, vigoureusement et bruyamment en claquant des talons et en se frappant sur la cuisse. Puis il traverse la pièce sans mot dire et dépose la plante verte sur la table du général. Les deux officiers l'observent sans bouger.)
Le général Michal (S’adresse à Théophile en montrant la plante) :
A-t-elle bien bu au moins ?
Théophile :
Pour ça, mon général, elle a de l’estomac et elle a bu comme les autres.
(Le caporal sort après avoir salué et claqué des talons)
Le général Michal :
Quelle allure martiale ce caporal Théophile et quelle énergie ! Une barre d'uranium ! On sent que l'on peut compter sur lui. On m'a dit aussi qu'il était parfois un peu trop brutal avec les soldats...
Le Colonel Garcia :
Pardonnez-moi, mon général de revenir à la charge, mais ce trou m'inquiète... Du temps de Bolduc, nous savions où nous allions, mais avec Polder et ses idées farfelues, ses sautes d'humeur... Il a beau être votre camarade de promotion, c'est quand même un homme inquiétant... Ah ! J'aperçois le lieutenant Winter qui descend de voiture.
Le général Michal :
Si Polder était cinglé comme vous semblez le soupçonner, croyez-vous qu'il serait ministre de la guerre ? Ha, ha ! c'est vous qui déraisonnez en ce moment, colonel Garcia !
(Quelques secondes se passent, les deux hommes semblent réfléchir, Le colonel Garcia devant la baie tapote des doigts sur la vitre et le général Michal assis à son bureau tripote machinalement les feuilles de la plante verte. On frappe à la porte et le lieutenant Winter entre aussitôt. Il est essoufflé et porte une volumineuse serviette en cuir.)
Le général Michal (Sévère) :
Lieutenant, vous auriez pu attendre que l'on vous invite à entrer, nom de Dieu ! Le colonel et moi pouvions être en train de discuter de choses que vous n'aviez pas à entendre. Sortez, et entrez selon les règles !
(Winter sort en bougonnant. On entend frapper.)
Le colonel Garcia (Impatient) :
Entrez ! Mais entrez donc Winter!
Le lieutenant Winter (Salue en entrant, puis tourné vers le général) :
Lieutenant Winter, du huitième Régiment de la Vieille Garde. A vos ordres mon général !
Le général Michal :
Très bien, à la bonne heure ! Maintenant vous pouvez disposer lieutenant et rejoindre vos quartiers.
(Le lieutenant Winter est manifestement désarçonné. Il tourne vers le colonel un visage ahuri puis de nouveau se tourne vers le général. Le colonel se met à rire.)
Le lieutenant Winter :
C'est que, conformément à vos instructions, je ramène les ordres et le plan fourni par l'état-major...
Le général Michal :
Nom d'un chien ! C'est vrai ! Où avais-je la tête ! Montrez-nous cela lieutenant.
( Winter sort un plan de sa serviette et l'étale sur le bureau du général. Le colonel et le général se penchent pour l'examiner.)
Le colonel Garcia :
Mais, mon général, si j'en crois cette croix tracée au crayon rouge, le trou doit être creusé là où se trouve votre maison de fonction !
Le général Michal :
C'est ma foi vrai. Il doit y avoir une erreur.
Le lieutenant Winter
Pas d'erreur. Lorsque je suis arrivé à l'état-major, Polder n'avait pas encore décidé où serait creusé le trou. Il a fermé les yeux et a planté son coupe-papier au hasard sur le plan. C'est tombé pile sur votre villa.
Le colonel Garcia :
Et alors ? Personne ne l'a fait remarquer à cet idiot ? Le camp couvre tout de même 125 hectares, il y a de la place pour cent trous.
Le général Michal :
Le colonel a raison, vous auriez pu dire quelque chose lieutenant ! C'est pour ça que nous vous avions envoyé là-bas. Par exemple : « Faites excuse votre Excellence, mais n'y aurait—il pas moyen de recommencer le pointage ? Vous avez frappé pile sur la villa du général Michal. Le Michal qui était avec vous à Sainte-Socratés. Quelques dix mètres à droite ou à gauche, ou autant devant ou derrière et l’affaire était jouée. Autour de la villa il n'y a qu'un potager minable et un green de golf mal entretenu. » Voilà ce qu’il fallait dire !
Le lieutenant Winter :
J'y ai pensé et j'ai levé la main pour protester, alors tous les yeux se sont tournés vers moi, outrés ou stupéfaits. Le capitaine Gomez, qui était mon voisin, m'a tiré par la manche. Inutile mon vieux, m'a-t-il dit tout bas, il ne faut pas contrarier Polder. Cela pourrait briser votre carrière. Il ne supporte pas d'être contredit. Surtout par un jeune et pour des fariboles... On rebâtira la villa de votre général ailleurs, a-t-il ajouté d'un ton léger, on la refera en plus beau et en plus moderne.
Le général Michal :
Mais elle n'a que cinq ans à peine... Je vous garantis Georges, que s'il ne s'agissait pas de Polder, pour qui j'ai la plus grande estime et même de l'amitié, je ferais un foin terrible et l'on m'entendrait dire ses quatre vérités à tout l'état-major !
Le colonel Garcia (Haussant les épaules) :
Et en dehors de l'emplacement mal choisi, quoi d'autre sur ce trou ?
Le lieutenant Winter :
Nous ne recevrons pas d'aide du Génie ou même des autres régiments, interdit aussi d'embaucher une quelconque entreprise du B.T.P ; elles sont trop chères de toute façon, a dit Polder. Tout doit se faire dans le plus grand secret et entre nous. Interdit de dire quoi que ce soit à nos familles. La presse ne devra rien soupçonner, naturellement.
Le général Michal :
Mais encore ? Je vous ferais remarquer lieutenant qu'il n'y a rien de plus, sur le plan que vous nous avez ramené, que ce que l'on peut apercevoir en se penchant par la fenêtre.
Le lieutenant Winter (Confidentiel) :
La machine technico-administrative est très large, très haute et très longue...
Le général Michal :
En voila des indications ! Quelle sorte de trou devons-nous creuser, rond, ovale, carré ? Quelle sera sa taille ? Devrons-nous l'étayer de béton ou d'acier ? Y installerons-nous l'électricité, ferons-nous venir l'eau, le gaz ? Devrons-nous prévoir une antenne pour la télé ? Et les latrines, y aura-t-il des chiottes dans ce trou ? Vous a-t-on dit au moins à quoi servirait cette machine ?
Le lieutenant Winter :
Certains pensent qu’il s’agit d’une arme secrète, d’autres disent qu’elle servira à fabriquer de la came à partir des cultures locales.
Le général Michal :
Qu’est-ce qu’il dit ?
Le colonel Garcia :
Winter dit que la machine technico-administrative pourrait servir à fabriquer de la drogue.
Le général Michal :
A partir des haricots que l’on cultive dans le coin ? Ce lieutenant est complètement fou !
Le colonel Garcia (Repliant le plan) :
Ne vous emportez pas mon général. Voyons Winter, quelles autres précisions pouvez-vous nous fournir ?
Le lieutenant Winter :
Aucune, mon colonel. Toutes les informations vous seront, nous seront, communiquées ultérieurement et au fur et à mesure des travaux.
Le colonel Garcia :
Sommes-nous sûrs au moins que cette machine existe ? Qu'il ne s'agit pas d'une des lubies extravagantes de Polder et de l'état-major, de la même veine que leurs satellites détecteurs.
Le général Michal (Soupçonneux) :
De quoi parlez-vous, Georges ?
Le colonel Garcia :
Vous le savez très bien. Je parle des satellites qui devaient détecter les troupes ennemies à l'odeur de leurs urines ou de leurs godillots. Une farce minable destinée à soutirer de l'argent au contribuable afin de payer la construction d'une cantine de luxe dans la capitale. Ces satellites n'ont existé que dans la tête de Polder et de ses acolytes. Sans oublier le laser anti-balle, le steak-pommes frites-salade lyophilisé qui devait remplacer les rations de combat, le képi avec téléphone incorporé, le pyjama de combat et j'en passe...
Le général Michal :
Je ne me souviens pas de tout cela, et ça m'étonne de Polder...
Le colonel Garcia :
C'est aussi ce même Polder qui a répandu, avec une générosité, que les augmentations parcimonieuses des soldes de nos soldes ne laissaient pas prévoir, son effigie dans toutes les casernes, avec ordre de la saluer six pas avant six pas après chaque fois que l'on passe devant...
Le lieutenant Winter :
Au ministère, il y en a dans tous les couloirs et tous les dix mètres. On salue tout le temps. Polder dit que ça occupe les mains et qu'on ne songe pas à peloter les secrétaires, mais ce n'est pas pratique quand on transporte des documents par exemple. Et puis on ne pelote personne dans les couloirs.
(Le général toussote dans sa main et montre, avec une mimique craintive, le portrait de Polder qui semble écouter.)
Le général Michal :
Et quand devons-nous donner le premier coup de pioche de ce fichu trou ?
Le lieutenant Winter :
Dès aujourd'hui, mon général.
Le général Michal :
Fort bien. Vous pouvez disposer lieutenant (le lieutenant sort). Georges, prenez cette affaire en main, je vous prie. J'ai du courrier en retard à rédiger, quelques missives familiales et des lettres de routine sur l'avancement, les soldes et les médailles. Des broutilles... C'est fou ce que les lettres mettent du temps à nous parvenir. Dans ma dernière affectation j'écrivais le lundi et la réponse me parvenait le jeudi. Admirable, non ? Dans ce bled perdu lorsque je poste une lettre le lundi, elle arrive à son destinataire le lundi suivant et j'ai la réponse une semaine plus tard... Deux semaines, vous trouvez ça normal vous, pour du courrier urgent, même militaire ?
Le colonel Garcia :
Nous sommes loin de tout. Si on oublie le misérable village qui vivote à la porte du camp, nous sommes à plus de quatre cents kilomètres de la plus proche agglomération. Et le désert et les montagnes pelées qui nous entourent n'arrangent ni les communications, ni les transports. Et puis la poste n'a jamais été très rapide et très performante dans notre pays.
Le général Michal :
Il faut nous faire une raison, en effet. Heureusement que nous avons le téléphone, sinon on finirait par oublier de donner de nos nouvelles... Vous m'appellerez avant le premier coup de pioche. Je ferai un discours aux hommes.



à suivre