Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  

  
                                                                                                                                                      Ils sont dans le Salon du livre de Paris !
          

 
 Édition-autoédition
et lecture.

     Essai sur les modes de diffusion du livre en France.

"Celui qui ne lit pas...n'aura vécu qu'une vie : la sienne ; celui qui lit en aura vécu au moins cinq mille." Umberto Eco 
 
 
    J’entends dire dans les médias audiovisuels, et je découvre dans les journaux, que nous lisons de moins en moins en France : à peine 25% des Français lisent plusieurs livres par an. On devrait dire Françaises car les hommes lisent encore moins. Il faut les voir,  ces hommes plein de morgue dans les salons du livre faire la moue devant les éventaires, comme s’il s’agissait d’un plat indigeste. De la panse de brebis farcie peut-être ? Et cela se ressent dans le monde de l’édition : ce sont les femmes qui écrivent majoritairement, en particulier les romans, et qui éditent du moins sont responsables d'édition.  Au vu des tombereaux de livres, romans et autres, de cinq à six cents nouveautés, qui se déversent sur les rayons des librairies au cours de l’année, comment la curiosité pourrait-elle être aiguisée chez le chaland. Sauf chez les originaux qui suivent un auteur ou une collection, voire un thème. En France plus de mille éditeurs répertoriés fournissent au moins, pour les plus petits, deux ou trois livres dans l’année ; ainsi les petites ruisseaux finissent par devenir de grands fleuves.
    Nombreux sont les livres qui terminent au pilon. Une grande maison d’édition révèle que la moyenne de ses ventes pour les romans est de 700 exemplaires ; mais les tirages sont de dix mille pour gagner la confiance du lecteur, et puis, sait-on jamais, un navet peut devenir un succès s'il bénéficie d'un bon marketing. Dans le cas contraire on pilonne et rapidement. Cela se comprend, ce qui est détruit n’encombre plus l’entrepôt, en outre, si j’en crois un imprimeur, c’est déduit des impôts. Mais quel arrache cœur pour l’auteur devant la destruction de son œuvre. Il est faux de dire que ce sont les forêts qui pâtissent de cet excès de paperasse. Depuis longtemps on applique la norme scandinave qui veut que pour un arbre arraché on en replante trois. Les deux plus malingres font de la pâte à papier, celui qui reste continue sa croissance. En outre le papier provenant des livres et magazines est recyclé.
     Il n’y a pour l’instant guère de données fiables pour le livre numérique, mais s’il progresse, il le fait à petits pas. Progressera-t-il un jour aux dépens du livre papier ou viendra-t-il s’ajouter ? S’il vient s’ajouter, tant mieux ; s’il élimine le livre papier je serai le premier à m’en attrister.  Venons-en à la lecture. Lire, comme écrire, est une fonction, un attribut de l’élite. Cela a toujours été depuis les scribes de l’antiquité. Savoir lire et écrire est un ascenseur social obligé et mieux vous les maitrisez plus cela vous ouvrira d’indispensables portes ; d'où l'on déduira que l'ascenceur social "en panne" dans notre pays a peut être sa cause dans cette inculture. Imaginez votre futur patron devant votre orthographe bancal alors que vous prétendez à un poste de cadre ? Un mot sur l’Internet : là aussi si vous ne savez pas lire ou mal lire, c'est-à-dire en ânonnant péniblement, comme je l’ai entendu dans une classe de BTS agricole, vous vous contenterez des images. C'est-à-dire de l’étape la plus primaire de l'éducation;ainsi au Moyen-âge on apprenait son catéchisme avec les chemins de croix et les statuaires des cathédrales.
    
 Avant la suppression du service national, les armées faisaient passer un teste de connaissances basiques portant sur une courte dictée (cinq lignes) et la résolution des quatre opérations (addition, soustraction, division, multiplication) aux recrues fraichement incorporées. Nombre d’individus réformés avant l’incorporation dont les P4 (psychologiquement instables), naturellement, ne passaient pas ce test. Rien de compliqué car on se limitait à des nombres à deux chiffres. De 15 à 20 % des conscrits (dits semi-illettrés) butaient sur les quatre opérations et faisaient plus de cinq fautes dans la dictée pourtant très simple, et 5 % étaient totalement illettrés. Est-il imaginable que ces jeunes gens aient atteint, depuis, dans le monde du travail, les postes enviables qui les amèneront au moins au niveau de la classe moyenne ? Certainement pas. Notons aussi que ces scores n'ont guère évolué depuis, il suffit de lire ce qui s'écrit dans les forums d'internet..
   Un paradoxe bien connu, et peu encourageant pour l’illettré, veut que si vous confiez mille machines à écrire à mille singes pendant mille ans, ils ne produiront pas un chapitre de Marcel Proust, pas même une page de la bible ou du Coran. Et pas non plus un algorithme de Facebook. Même si on envisage aujourd’hui, selon Idriss Aberkane, des algorithmes évolutifs, qui s’auto-corrigent, ils ne le feront que dans la limite de leur propre savoir. On peut résoudre des équations compliquées à l’aide d’un ordinateur, on ne lui fera pas écrire sans aide une page de Camus ou de Racine, ni même déclamer comme Fabrice Luccini. Donc inutile de compter sur le hasard de la frappe pour produire l’œuvre de sa vie. Lire et écrire n’appartient qu’aux humains, c’est un lien essentiel entre les générations. Ecrire est une production personnelle unique, un travail identique au peintre, au compositeur.
   Lisent-ils ces semi-illettrés ? Au moins pour développer leur capacité de lecture, même à voix haute, première étape pour apprivoiser compréhension et vélocité. Sans l’outil minimum, c’est à dire la connaissance d’au moins deux mille mots ainsi que de la grammaire basique (sujet-verbe-complément), comment pourraient-ils savourer un livre et en tirer l’essentiel ? Même les mangas leur seront de peu de profit, pour autant qu’un manga (du japonais : image dérisoire) puisse intellectuellement élever son lecteur. Pour ceux qui se situent juste au-dessus de ces semi-illettrés, la lecture des bandes dessinées, mangas et autres, ainsi que des livres populaires leur est ouverte. Livres populaires qui ne sont qu’une succession d’intrigues et de rebondissements du genre feuilleton, sans apports culturels autres que ceux qui flattent et donnent l’illusion au lecteur qu’il aborde là un sommet. C'est ainsi pour la chanson ou le cinéma. Mais c’est mieux que rien.
   Voici ce que dit de la lecture le philosophe et historien des religions Mircea Eliade : "la lecture procure à l'homme moderne une "sortie du temps" comparable à celle effectuée par les mythes. Que l'on "tue" le temps avec un roman policier, ou que l'on pénètre dans un univers temporel étranger, celui que représente n'importe quel roman, la lecture projette l'homme moderne hors de sa durée personnelle et l'intègre à d'autres rythmes, le fait vivre dans une autre "histoire"." (Le sacré et le profane)
    Parmi la littérature populaire, je classerai  les livres dits à « compte d’auteur »,  c'est à dire un manuscrit fourni à un façonnier qui l’imprimera tel quel, sans retouches orthographiques et l’expédiera à l’auteur contre paiement. À charge pour ce dernier de le vendre et de le faire connaitre. Je mets dans ce même sac ceux qui fondent leur "maison d’édition" réservée à leur seul usage. Leurs manuscrits en permanence refusés, sauf miracle, par les comités de lecture des éditeurs, petits ou grands, poussent ces auteurs à se lancer dans l’autoédition. Ils arguent de Proust et de Verlaine qui, c’est vrai et ils ne furent pas les seuls, en passèrent par là. Alors pourquoi pas eux ? Mais tout de même la sanction des comités de lecture est un satisfécit, plus valorisant que l'approbation de sa femme ou les applaudissements de sa grand-mère. 
    À ce refus, l’explication apparait, simplette : les éditeurs veulent « des coups » qui rapportent, qui sont dans l’actualité, alors les inconnus peuvent se rhabiller. En réalité les éditeurs reçoivent de deux-mille à six-mille manuscrits par an et n’ont guère le temps de les lire. Ce sont des grouillots, élèves de grandes écoles qui s’en chargent. Autant, dans ce cas, confier votre manuscrit à la déchetterie et économiser vos timbres. J’ai longtemps considéré le compte d’auteur comme une bonne solution pour qui prenait à cœur de faire plus que son possible pour sortir quelque chose d’original et de propre. Aujourd’hui je n’en suis plus très sûr. Il y a naturellement, quand on parle de « coup éditorial», une part de vérité. Le responsable d’édition commande parfois à ses auteurs le livre du moment. Un bel anniversaire, comme celui de la Grande Guerre, a entrainé flopée de bouquins et certains ont fait un « coup », c’est-à-dire ont obtenu un prix littéraire et/ou du succès. Cependant, s’il est un conseil à donner à l’apprenti(e) écrivain, c’est de ne pas se décourager et de  continuer à travailler dans l’ombre, comme une fourmi. Malgré tout il y a quand même une limite à la vie monastique : Giono - me semble-t-il-, disait qu’au bout de sept ans on devait être édité et au bout de vingt-sept on devait avoir du succès. Dans le cas contraire, il était inutile d’insister. Ce que voulait dire Giono, c’est que le succès se bâtit sur le long, très long terme car, même pour les plus doués comme pour les chevronnés, il y a une part d’apprentissage permanent.
    Cette autoédition, si elle enrichit les imprimeurs, trouble la réflexion des lecteurs, lorsqu’ils achètent dans les Salons du livre qui foisonnent dans nos provinces, n
e nions pas totalement le travail de passeur de lecture des autoédités, j'y ai rencontré quelques bons livres...  Et leur présence dans un salon du livre figurera dans le tableau des animations du village. Seulement voilà, ils faussent l’opinion sur le livre en général, il est bon de le répéter. Si les lecteurs achètent une œuvre autoéditée -et savent-ils bien ce qu’ils cherchent ? - ils vont de préférence à l’auteur régional. On encourage la production locale et on a confiance. Pensez ! c’est un gars de chez nous, il ne va pas nous vendre des salades. Et en plus, très souvent, il raconte des histoires que tout le monde connait, qui se passent au siècle dernier et à la campagne puisque 80% de la population française était paysanne jusqu'au milieu du XXème siècle. Vendanges, moissons, labour avec cheval ou bœuf, existences disparues mais que l’on connait bien à travers les grands-parents ou par les lectures des journaux de l'époque. Naturellement, tout un chacun  doit reconnaitre les paysages et parfois même les personnages…La vie paysanne en Tasmanie n’intéresse personne à Trifouilly-les-oies. Pas de surprise donc pour le lecteur et rien à découvrir qui ne soit déja connu et rabâché.
    Il semblerait même, pour certains lecteurs, que l’auteur autoédité bénéficie d’une fraicheur et d’une spontanéité que n’ont plus les têtes de gondoles formatées ; et il arrive que ce soit vrai. Mais un trop grand nombre d’auteurs autoédités déservent, par un travail bâclé et relâché, aux auteurs édités par un éditeur, grand ou petit. Souvent ces derniers ont mis plusieurs années à écrire leur œuvre, les lisant et les relisant, les corrigeant et les enrichissant, les faisant lire avant de les soumettre au comité de lecture de l’éditeur X . Ce dernier exigeant parfois des corrections, car le livre édité est un travail d’équipe. Il existe des exceptions : Un auteur d'une célèbre maison d’édition très populaire, met en moyenne un mois pour écrire son bouquin en employant un vocabulaire de deux-mille mots max dans cent-cinquante pages lisibles en deux heures. On les dit populaires et faits pour les dames et l’intrigue s’arrête en principe à la porte de la chambre à coucher. Un San Antonio est basé sur un même principe. Mais chez ces auteurs qui bénéficient de correcteurs et de relecteurs, à aucun moment le travail n’est bâclé, un mot à la place d'un autre, verbe mal accordé etc.
    L’autoédité, qui ne suit que son opinion personnelle, souvent mauvaise car on est un piètre juge de soi-même, n’aura pas les scrupules du bon ouvrier. Au contraire, poussé par son orgueil et le temps qui passe, car il écrit souvent après sa retraite, il aura hâte de mettre son livre sur le marché persuadé bien entendu qu’il s’agit du chef-d’œuvre que tout le monde attend. Visitez donc leurs sites sur Internet. L’un demandait de le noter, mais il n’a prévu que trois niveaux : moyen- bon- excellent.  Pas de nul. Hélas ! Des chefs-d’œuvre, des vrais, il y en a si peu… Ne croyez pas non plus que les grandes maisons d’édition en fournissent à la pelle au libraire. Elles les bombardent de bouquins potables, scolaires dans leur style (souvent écrits par des profs), et bourrés de poncifs. Bouquins poussés à la roue par des gredins de critiques qui attendent un retour d’ascenseur pour leur propre prose.
    Les salons du livre lambda, de villages ou de petites villes, grâce aux autoédités qui y viennent en nombre et à la mauvaise qualité des livres présentés, aujourd’hui s’essoufflent, perdent de l’intérêt et finalement font reculer la lecture. Ce qui, avant l’arrivée des ordinateurs de bureau, n’était qu’un passetemps de poète qui écrivait à la main des oeuvres brèves, est devenu une industrie. Un salon du livre, dans une petite ville de mille habitants, peut rassembler de cent à deux-cents autoédités. Mais le pire c’est que ces gens se lancent dans l’écriture d’un roman sans en avoir lu un seul. J’exagère ? Interrogez-les sur leur dernière lecture, vous aurez des surprises. Comme lecteur pour la petite maison d’édition que fut le Croît Vif, un ami avoue avoir eu cent consternations : scénario populaire de style autobiographique et sans intérêt souvent axé sur des épisodes locales archi publiées, comme « le seau d’eau qu’il fallait tirer à la pompe dans la rue pour se laver… » Voire un remake de série télévisée, mal fichu, sans les surprises qui font que l’on se souvient, et sans le souffle qui vous pousse à lire la page suivante et vous fait rêver. Ou pire la copie presque d'un best-seller.
    Je crois sincèrement que les éditeurs, grands ou petits, doivent limiter le nombre de livres édités et ne pas saturer le marché avec un trop grand nombre d'exemplaires diffusés. Pour ce faire la bonne formule, et d'avenir, étant la publication à la demande, au coup par coup, il existe des machines pour cela. L’autoédition, également, doit être clairement identifiée sur la jaquette du livre, après tout on demande beaucoup plus d'informations à un plat préparé. Enfin la lecture doit être la priorité de l’Éducation nationale. Une calculette peut aider à effectuer les quatre opérations mais pour l’instant il n’existe pas de substitut crédible au travail de l’œil et du cerveau dans l’acte de lire. Mais cette analyse ne s'arrête pas là. En 2008 Jeff Bezos le patron d'Amazon lançait le Kindle, le livre électronique. Une porte ouverte et nouvelle qui n'en est qu'à ses débuts. 
    Un hic cependant : Les enfants d'aujourd'hui, lecteurs et futurs lecteurs, plutôt que d'ouvrir un illustré, une revue ou un livre, même électronique, lorsqu'ils ont une minute à perdre, c'est visible, préfèrent pianoter sur leur iphone
. D'un côté la concentration sur la page, la ligne et le mot ; de l'autre la dispersion autour d'un jeu. Dans quelques années on parlera de donner des cours de concentration à cette génération qui aura les pires difficultés à lire jusqu'au bout ne serait-ce que leur contrat de travail. Combien de minutes passeront-il à lire leur journal "prédigéré" avant de se lasser et passer à autre chose ? Les contrats d'assurance, par exemple, seront-il alors suffisamment brefs pour être lus jusqu'au bout ?
 

à suivre,