Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
                                        L’enterrement du Président.
 

 



Gustave Courbet l'enterrement à Ornan

 
   Le cardinal sortit de sa léthargie. C’est quoi ce bruit ?  Et puis ce camail m'étouffe ! Plus le rochet et la soutane, en plein mois d'août. Même dans la cathédrale d’habitude si fraîche, c'est insupportable ! Il tend l'oreille. Ce bourdonnement ? Une guêpe, un frelon ? Il ne manquait plus que ça ! Rien d'étonnant avec toutes ces fleurs. Seigneur ! Quel gâchis, quel pillage de la nature... Il tourna un œil mi-clos vers le catafalque. « À notre père », « À notre très cher ami », « Le Groupement des Banques françaises », « Les employés de l'Agence Centrale », « Le gouvernement de la République » lut-il pour la énième fois sur les couronnes et les compositions volumineuses qui enchâssaient le cercueil.
   Il chercha des yeux l'insecte dans la nappe laiteuse des arums, dans les forêts d'œillets violets et de roses. Puis il dirigea son regard vers les chapelles latérales de la vieille cathédrale saint Pierre, vers ces recoins obscurs « où le pécheur se cache, espérant l’absolution de Dieu ». L'image lui appartenait et il la plaçait dans presque tous ses sermons, quel que soit le sujet. Aujourd'hui, plus prosaïquement, en fait de pécheurs il s'agissait de la foule des anonymes et de quelques journalistes, venus accompagner le Président fondateur de la plus grande banque du pays dans son dernier voyage. Un vieux gredin, pensa le cardinal avec amertume. Il avait eu besoin pour ses œuvres d'Afrique d'une petite somme pour boucler son budget, pour les prélats missionnaires qu'il expédiait là-bas afin de s'opposer à la progression de l'islam. Presque rien, à peine trois millions d’euros, une misère pour la banque du Président. Ce dernier avait refusé, poliment, mais fermement. Renseignements pris, c'était pour ne pas froisser les émirs qui déposaient leurs pétrodollars dans ses coffres...
   L'insecte, après s'être octroyé une pause, avait repris son vol. Son bourdonnement irritant, amplifié par les voûtes du chœur, paraissait tout proche. S'il vient par ici, je ne pourrai même pas le chasser, pensa le cardinal. Je ne peux pas bouger le petit doigt sans que toutes les têtes se tournent vers moi... Combien parmi ces gens viennent régulièrement à la messe et donnent pour le denier du culte ? Le centième, et encore !...  J'ai trop mangé à midi, chez ce brave curé Mercier. C'est ce qui me rend de si mauvaise humeur. Après tout, ce frelon est une créature de Dieu ! C'est même, peut-être, l’ange de la résurrection qui nous nargue... Seigneur, voyez où j'en suis, à cause d'un cassoulet ! Je dis des blasphèmes... Et puis ce cassoulet me donne des gaz. Tant de désagréments à cause de ce misérable insecte.        
   Le curé doyen Mercier, tout en disant sa messe, observait du coin de l'œil le cardinal qui s'agitait sur son fauteuil. Les deux jeunes vicaires, dépêchés pour l'occasion par l'évêché, s'inquiétaient, eux aussi, et lui lançaient des regards humides comme pour demander la conduite à tenir s’il prenait au cardinal l’idée de danser la gigue. Son Eminence, pensa le curé, qui d'ordinaire est si paisible, se lève, s’agenouille et s'assoit sans jamais se tromper, le voici aujourd'hui qui se trémousse comme si on avait saupoudré son coussin de poil à gratter ! Ce n'est pas un mauvais cheval et ça m'embêterait qu'il fasse un infarctus dans la maison de Dieu. Et pendant l'enterrement du Président dans sa ville natale, par-dessus le marché. Ce Président ! Quel génie ! Dans quelques minutes il allait se tourner vers la famille et les proches pour prononcer l'éloge funèbre de celui qui, depuis dix ans, avec une grande discrétion, lui donnait les subsides nécessaires à la remise en état des grandes orgues. Une perte irréparable et qui survenait au plus mauvais moment. Encore un an et les orgues étaient restaurées totalement... Bon père et bon époux, même s'il a divorcé une fois ; l'erreur est permise si elle ne sert pas de prétexte à la débauche. Bon entrepreneur, si l'on en juge par les résultats de sa banque ou de sa dernière acquisition, un casino à Fourras. Ancien résistant, décoré, président de je ne sais combien de conseils d'administration, intime de trois ou quatre ministres, d'autant de députés et de sénateurs. Du gâteau pour une homélie.
    – Je me demande d'où sort cette saleté de guêpe qui nous bourdonne aux oreilles, murmure le curé à l'un des vicaires, alors qu'ils se penchent tous deux sur le graduel.
   – Des fleu’s mon pè’e, des fleu’s, lui répond le vicaire.
   L'imbécile ! Ah, on est bien entouré et secondé pensa le curé. Il faut vivre avec eux ! L'un vient de Pologne, c'est la mode depuis quelques années, et parle à peine le français. L'autre, l'imbécile, a certainement été capturé au lasso dans une savane africaine. De mon temps, si nous étions trop sots, nous ne faisions pas long feu au séminaire. Aujourd'hui, avec la pénurie, tout le monde sort, même les crétins reconnus. Bientôt, on les enrôlera de force. Hier, je l'ai surpris qui apostrophait le Christ de la grande croix, dans la chapelle de saint Joseph. Il se prenait pour don Camillo… Avec cette chaleur orageuse et ce tas de fleurs, pas étonnant qu'elle se sente à son aise, cette guêpe. Il ne faudrait pas qu'elle me pique ou qu'elle pique l'un de mes enfants de chœur. Nous avons notre messe à terminer nous autres. Je veux dire à terminer dans de bonnes conditions. De façon à ce que la famille et les amis du mort soient satisfaits... Et puis, c'est énervant ce bourdonnement, à la fin.
   Madame la présidente, la plus proche du catafalque, a relevé la tête, irritée. Ce bruit, ce zonzon aigre qui provient du cercueil, il ne faudrait pas que ce soit...Mon Dieu, non ! Pas déjà ! Elle jette un regard affolé à son fils, le diplômé de l’Ecole nationale d’administration qui baille, discrètement, de l'autre côté du cercueil. Le jeune homme lui répond par un regard neutre et un sourire. Ce nigaud n'a rien remarqué. Et pourtant cela s'entend. Ce ne peut être qu'une de ces mouches infâmes qui naissent sur la... sur la charogne. Le cercueil a été mal fermé, j'en suis sûre ! Avec cette chaleur, il fallait prendre un cercueil en plomb ! Mais notre fils n'a pas voulu. Il trouvait la précaution ridicule. Ce pauvre Edmond est mort de si atroce façon. Pourri de l'intérieur, m'a dit le Professeur Bornstein qui l'a opéré. Avec ce qu’il avalait, toute cette viande, ces graisses et ces alcools, rien d'étonnant.  Si c'est ça, ce n'est pas une mouche que nous allons avoir mais dix, vingt, cent qui bourdonneront au-dessus de nos têtes avant la fin de la messe. Et ce curé qui n'en finit pas. Que c'est long, mon Dieu que c'est long ! Il n’entend donc rien cet idiot ! Il veut m'en donner pour mon argent. À proximité de ces fleurs déjà pourries, avec ce vicaire sénégalais qui remue son encensoir sous mon nez comme s'il voulait m'asphyxier, avec mes douleurs aux hanches qui se sont réveillées et ces mouches, je sens que je vais m'évanouir d'ici peu. Madame la président sort un petit flacon de son sac à main. C’est un cadeau de maître Gelis, son astrologue, il contient un peu d’air puisé en haut du Mont Blanc. Elle en respire un peu et se sent mieux tout d’un coup.
   Je voudrais bien être paisiblement assis comme le cardinal, en train d'attendre que cela se passe, moitié assoupi moitié en rêvassant, songe le fils du Président. Un voyou, l'Eminence, qui voulait escroquer la banque de plusieurs millions pour satisfaire ses utopies africaines. Même pas pour des danseuses, ce n'est pas Dupanloup, mais pour des aides bidons qui se seraient volatilisées ensuite, comme les autres dans le désert. « L'Afrique est foutue », disait toujours papa. Cher papa. Maintenant c'est moi qui vais diriger la banque. Qu'a donc ma mère ? Il ne faudrait pas qu'elle se trouve mal maintenant. C'est la femme du Président tout de même ! Un peu particulière peut-être avec ses voyants et ses gourous qui encombrent la maison, toujours prêts à lui soutirer de l'argent, mais c'est ma mère. Que veut-elle me faire comprendre par ses coups d'œil éperdus ? Pourtant tout se déroule à merveille. Nos deux familles au complet sont là. Même les cousins Lorenzon et les Gripaldi ont quitté la Californie et la Côte d’Azur. Un ministre et trois députés se sont dérangés. Sans compter le maire et son conseil municipal presque au complet. Le curé Mercier fut admirable dans son homélie copiée de Lamennais. Le catafalque croule sous les fleurs, les secrétaires de papa pleurent, et il y a même deux ou trois abeilles qui font les folles dans les fleurs. Que demander de mieux...
   Emilio Gripaldi, le doyen des Gripaldi assis dans la troisième travée, relève la tête. Un sifflement. C'est en tout cas ce qu'il perçoit à travers sa demi surdité. Il interroge sa femme, qui n'entend rien de particulier, puis son voisin de droite, qui s'était présenté comme le PDG d'une firme dont il n'avait pas compris le nom. Un sifflement ? murmure le PDG, attendez, oui, des moustiques apparemment. Ces églises sont si humides. La chaleur et l'humidité, rien de meilleur pour les insectes. Et puis ces fleurs sont pleines de larves de toutes sortes ! Elles ne sont pas nettoyées. Pourtant au prix où on les paye, les fleuristes pourraient faire un effort. À Paris on vous les livre nickel, c’est plus cher mais question sécurité on est tranquille. Il se penche vers le vieux Gripaldi : « Je dirige une entreprise de vigiles, si vous avez besoin voici ma carte… »
   Le maître de cérémonie consulte sa montre. Ce sera bientôt terminé, réfléchit-il, et sans anicroche. Il avait surveillé le moindre détail, fleurs, orgue et organiste, un gars à qui on doit enlever sa bouteille de whisky avant qu’il ne se produise, chorale des sœurs de l’Annonciation et invitations dans la France entière. Dorées sur tranche, les invitations. Dans un enterrement de cette qualité, rien ne doit être laissé au hasard. Il avait même organisé la collation qui allait suivre dans le château du Président, avec le maitre d’hôtel, et choisi les vins dans la cave du mort. Juste retour des choses les héritiers n'avaient lésinés ni sur le cercueil, ni sur les accessoires. Il avait même changé de cravate, noire bien sûr, la sienne commençait à verdir depuis le temps. C'est sa maison qui doit édifier le tombeau. Il voit ça d'ici, énorme avec buste en marbres et bronzes à profusion...
   Dans la travée numéro deux, juste derrière la famille, est assis le plus proche et le plus vieil ami du président. Ils étaient allés ensemble à la communale, puis à Saint Paul. Ensuite, après le bac, leurs études avaient divergé. Son père n'était qu'un employé de mairie sans grands moyens, et puis il était plutôt manuel. Le père du président était avocat et maire de Ruelle. Malgré tout, ils ne s'étaient pratiquement jamais quittés, le soir après les cours tous les deux arpentaient la rue de Périgueux pour rencontrer des filles... Bien innocemment. Ils avaient même été décorés ensemble, après avoir fait un peu de résistance quelques mois avant la libération, dans un réseau d'étudiants. Le président l'avait aidé à monter une entreprise de fabrication de meubles, après la guerre et cela avait marché au-delà de leurs espérances. Il y avait de grosses demandes en France mais aussi en Allemagne, en Italie, à cause des bombardements. Avant de se rendre à l'église, il avait capturé une poignée de jeunes abeilles dans la ruche qu'il avait achetée dès qu'il avait su que son ami allait mourir. Il avait choisi, à la surprise de l'apiculteur, une ruche qui ne fonctionnait pas très bien, une ruche en faillite en quelque sorte. C'est cette poignée d’abeilles qui tournaient au-dessus des couronnes et des gerbes en ce moment.
   Depuis deux ans, tous les deux à la retraite, ils s'étaient trouvés une dernière passion commune, le golf. Le score n'était pas important, ce qui comptait c'était d'être ensemble, d'évoquer des souvenirs, de faire des projets. Bref de bavarder. Ils aimaient la douceur ouatée de l'herbe, la lumière du matin sur la rosée, la sérénité de la forêt de Saint Martin proche. Le calvaire d’où ils contemplaient la ville, quand gamins ils faisaient la course en vélo depuis la cathédrale. Un matin, tout en marchant vers le septième trou, ils avaient discuté métempsycose, réincarnation. Le président se savait malade et regardait sa mort avec philosophie. Il lui avait montré une abeille poudrée de pollen qui se soûlait dans un massif d'iris.
   – Une ruche c'est comme une banque, dans le fond. Chacun y apporte sa petite pelote pour qu'en finale cela devienne un gros magot. Débrouille-toi donc, avait-il ajouté avec un fin sourire, pour que je me retrouve à la tête d'une ruche après ma mort !
   Voilà, c'était fait ! C'était maintenant à feu le Président de se débrouiller avec ses abeilles et sa ruche pour la faire prospérer.

Jean-Bernard Papi ©