Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  



                                                        Frédo.
                         Récit d’un marin.  
    
 

  
 




  – Frédo ! cria une voix de femme crispante comme un silex rayant une vitre, va jouer au diable pour l'amour de Dieu ! Tu m'empêches de suivre mon feuilleton à la télé ! Pose ta console et fiche nous la paix ! Si c'est pas malheureux ce gosse, sans cesse dans nos pattes avec sa console et ses jeux stupides ! Et, je te le fais remarquer, toujours au moment où on regarde "Les feux brûlants de l'amour". Il a bouffé comme quatre à midi, devrait maintenant faire une sieste et nous foutre la paix, que déjà dans une caravane y a pas moyen de se remuer... Mais faut qu'il soit là, à nous casser les pieds !
  – Frédo, nom de Dieu ! s'enflamma depuis cette même caravane une deuxième voix féminine, plus claire que la première, écoute au moins une fois dans ta vie ta pauvre grand-mère qui s'échine à te donner une existence de milord et que tu ne respectes pas plus qu'une bouse !... C'est chaque année la même chose, tu nous gâches nos congés ! L'an dernier à Arcachon tu t'es cassé la jambe, l'année d'avant à Pornic t'as eu la rougeole ! Je me demande ce que tu vas inventer cette fois !... À dix ans bientôt, tu pourrais travailler pendant tes vacances, comme Chili et Ahmed ! D'ailleurs l'an prochain, tu feras comme eux, tu iras chez monsieur Joufflu turbiner à la station-service, avec le bossu.
  – Non maman, pas chez Joufflu, c'est un vrai saligaud, un vieux cochon ! Demande à Chili et à Ahmed ! Avec le bossu, ils les tripotent dans les chiottes.
  – Ce gamin parle mal que c'en est pas croyable ! soupira une voix mâle et fatiguée depuis une vieille Peugeot marron parquée à l'ombre d'un pin. Causer ainsi de monsieur Joufflu qui s'occupe si bien des gosses de notre banlieue ! Même qu'on a mis sa photo dans Paris-Match... Toutefois, s'il est vrai qu'il tripote les gamins ...
  – Tais-toi donc, vieux con, on ne t'as rien demandé ! riposta l'une des dames alors que retentissaient les échos d'une correction et que le dénommé Frédo hurlait dans les aigus.
   Je suivais cette pittoresque conversation de mon voilier, lequel avait failli couler après avoir heurté un haut-fond quelques jours auparavant. J'attendais un technicien, une nouvelle voile et un nouveau moteur pour pouvoir reprendre le large. Pour tuer le temps j'épiais donc cette intéressante famille de parisiens. Non que je sois voyeur, mais elle piquait ma curiosité. J'avais compté les personnages : un couple de grands-parents, leur fille et son rejeton, le dénommé Frédo plus deux molosses baveux de race incertaine. Ces vaillants estivants avaient réussi, après avoir traversé l'épaisse forêt de pins de la Coubre par des sentiers de sable, à parquer une caravane bosselée et déglinguée au ras de la mer. Juste au sommet d'une petite dune dépourvue de végétation. Elle dominait, comme un bunker de ferraille, un petit bout de plage où se baignaient une douzaine de familles venues du camping de Bonne Anse, à vingt minutes à pied. 
  La caravane était arrivée la veille, dans un grand fracas de boîte à vitesse et d'amortisseurs malmenés. Depuis lors, comme s'ils étaient en représentation, nos personnages s'engueulaient ou talochaient le gamin dont les moindres gestes semblaient devoir déclencher des catastrophes. Courageusement, ils s'étaient installés à deux pas du panneau qui précisait qu'il était strictement interdit de camper et on peut dire qu'ils faisaient des envieux parmi les baigneurs. Les deux molosses, conscients sans doute de ce privilège indu, interdisaient tout approche de la caravane en aboyant presque sans interruption. Le soir même je croisais ce Frédo, un rouquin au visage tranchant et chiffonné de mal nourri, avec une démarche de héron maigre et haut sur pattes. Une méfiance l'habitait mais à sa manière de m'observer par en dessous, de m'évaluer même, avec des yeux fureteurs et vifs, je devinais qu'il était à coup sûr intelligent.
  – Salut ! Alors c'est toi le terrible Frédo ?
  – Frédéric, s'il te plaît. J'ai dix ans et demi. Je suis un Chevalier du zodiaque et un dragon Ninja. J'ai des pouvoirs et si tu cherches la bagarre, je suis capable de te réduire en poudre...
  – Tiens donc, un dragon... Effectivement, tu m'as l'air costaud pour ton âge et je ne lutterai pas avec toi pour tout l'or du monde... Dis-moi, comment avez-vous fait pour arriver jusqu'ici, avec cette caravane ? Toujours ces questions terre à terre de grande personne. Il leva ses maigres épaules d’un geste fataliste.
  – Mémère et pépère ont poussé pendant que maman conduisait. Toute la journée on a mis. On s'est enlisé trois fois. Maman voulait cette place parce qu'elle dit que si on va au bord de la mer, il faut être vraiment au bord de la mer et pas à dix kilomètres. Elle dit aussi que ça fait râler les gens du camping de nous voir plantés là et que rien que pour ça, ça vaut la peine de s’être fatigué... Maman, elle se faufile toujours devant les autres, et quand quelqu'un rouspète, elle crie plus fort que lui. Des fois elle l'injurie. Elle déteste tout le monde. Elle a toujours raison de toute façon... Soupir de Frédéric qui reste silencieux quelques secondes puis reprend.  J'aime pas ma maman. Elle dit que je suis un boulet dans sa vie. Quand elle est en colère et que j'ai fait une bêtise, elle m'enferme dans un cachot tout noir, sans manger. Ce sont les chiens qui me gardent et qui bouffent mon repas. Je les entends derrière la porte qui avalent mon dessert en faisant claquer leur grosse langue, plaf, plaf... J'aime pas mémère et pépère non plus. Ils me détestent parce que j'ai pas de papa. Ils préfèrent les chiens. Mémère dit que c'est plus affectueux. Elle se plaint tout le temps et me bat encore plus fort que maman. Elle dit que c'est de ma faute si elle a des varices et des rhumatismes. Pépère laisse faire. Il lit son journal toute la journée, enfermé dans sa saloperie de Peugeot... Et toi, qu'est-ce que tu fabriques ?
  – Je suis venu en bateau et je suis en panne. J'attends le mécano pour pouvoir repartir.
  – T'es un navigateur solitaire ?
  – Si on veut oui, puisque personne ne voyage avec moi. Je convoie des bateaux pour les clients d'un constructeur. Tu n'as pas de frère ou de soeur ?
  – Non. J'ai juste des copains, Chili et Ahmed. Quand on sera grands, on sera justiciers. On vivra seuls sur une planète inconnue.
  – Frédo ! bon Dieu, que fais-tu encore à parler avec un étranger ! Je t'ai dit de ne pas répondre aux gens qui t'adressent la parole. Va jouer sur la plage avec ton seau et ta pelle, bordel, ou je descends m'occuper de toi ! 
  – Oui maman !
  – Bon, et bien salut Frédéric et bon courage mon vieux, lui dis-je avec une tape fraternelle sur l'épaule.
  – Au revoir. Viens quand même me voir, quand je serai sur la plage. Puis en chuchotant : fais pas attention à eux, c'est des cons. Quand on se reverra, je te raconterai les aventures des Chevaliers de l'Espace... Je voudrais bien que tu m'emmènes en bateau, tu le feras n'est-ce pas, quand il sera réparé ?
  – Oui, si je le peux.
  Je restai néanmoins à une distance raisonnable du gosse. Je ne me sentais pas de taille à affronter sa mère, une redoutable femelle de plus de cent kilos, laide et mafflue, qui se pavanait en caleçon rouge autour de la caravane en suçant des esquimaux glacés. J'observais par contre. Le jour suivant, après sa première gifle suivie d'une rafale d'injures, Frédéric descendit sur la plage par un petit sentier. Il portait un seau de plage, une petite pelle et un fagot de branchettes probablement ramassées dans le bois voisin. Une fois arrivé au pied de l'escalier il prit, me semble-t-il, des mesures et des points de repères autour de la caravane à l'aide d'une ficelle et d'un bambou de canne à pêche. Il faisait ça avec un sérieux et une minutie d'ingénieur, plantant des jalons à des intervalles qui me paraissaient quelconques, mais toujours hors de portée de la marée. Je le suivais, avec mes jumelles, qui escaladait la dune, passait sous la caravane, s'accrochant aux deux ou trois touffes d'oyat ou de liseron pour enfoncer ses piquets selon un plan connu de lui seul.
  Puis un matin, il commença les travaux de terrassement. Il creusa comme un forçat aux endroits où il avait planté ses repères et jeta à la mer nombre de seaux de sable. À la place il déversa un nombre égal de seaux d'eau. Il agissait toujours avec la même application. Au fil des jours il travailla jusqu'au coucher du soleil et ne s'accorda que quelques minutes pour le repas et la baignade. Avant de creuser une nouvelle cavité, il vérifiait, avec sa ficelle et son bambou s’il ne s'était pas trompé dans ses calculs et si le jalon était à la bonne place. Un méticuleux ce garçon tout de même, pensais-je, décontenancé par ce jeu incompréhensible. En fouillant dans mes souvenirs d'enfant, je n'y découvris rien qui exigeât tant d'efforts, tant d'actions diverses déployées sur une si grande surface et surtout pendant autant de temps. Peut-être se construisait-il une hutte ou cherchait-il un trésor ? Allez savoir. En tout cas la caravane lui fichait la paix. D'autres gosses, intrigués, étaient venus rôder. Il les avait embauchés et avait surveillé leur travail avec une rudesse tatillonne de chef de chantier. Mais leur contribution ne dura guère, comme si le divertissement manquait d'attrait.
   Pendant deux jours, j'oubliais Frédéric, accaparé par le mécano enfin arrivé avec le matériel. Celui-ci me fit un dépannage de fortune, juste de quoi regagner La Rochelle où l'on terminerait les réparations en cale sèche. En attendant, la plus petite tempête risquait d'être fatale au voilier. Mon départ tombait à pic, je commençais à me lasser des imprécations de la dondon, des criailleries de mémère, des jérémiades de pépère et des hurlements des cabots. En vérité, j'étais malheureux de ne pouvoir intervenir. J'optais pour la fuite. Cependant, avant de lever l'ancre, je devais faire mes adieux à Frédéric. Il avait besogné, le bougre. La petite dune et la caravane, étaient emprisonnées par un réseau de rigoles et de puits creusés à la pelle. Ils étaient de formes diverses et dans les plus profonds un enfant, comme Frédo, aurait pu se tenir debout jusqu'à la taille. De l'eau stagnait au fond mais les parois étaient impeccablement lisses. Les mêmes inexplicables trous, criblaient la pente de la dune, du bas jusqu'en haut. Frédéric paraissait très satisfait de son travail. Vu d'un peu loin, on aurait dit la représentation agrandie d'un circuit imprimé d'électronique, avec ses câbles, ses capacités, ses résistances, ses transistors et tout le saint-frusquin de ce genre de bidule.
   – Et ça sert à quoi tout ça, Frédéric ?
   - J'ai vu ça à la télé, quand Goldorac détruit le repaire des méchants. Le professeur dans le dessin animé a très bien expliqué le truc. C'est une sorte de machine, un capteur d'énergie, en liaison avec la force noire des étoiles. Je sais que ça va fonctionner.
   –Très bien, mais c'est destiné à quoi ?
   – C'est fait pour faire disparaître la dune, me répond tranquillement cet innocent.
   Je ne pus m'empêcher de rire.
   – Rien que ça ! Explique-moi un peu mieux, ça pourra me servir dans ma vie de navigateur.
   – Ça fait appel aux forces cosmiques. Ça agira pendant la grande marée, dans trois jours. Je me suis renseigné auprès des pêcheurs, l'eau montera jusqu'ici. Il me montre un trou oblong, un trou quelconque relié aux autres par une sorte de caniveau. Alors moi je me cacherai, je dirai les paroles du professeur et la dune disparaitra dans la mer avec la caravane, maman, mémère, pépère et les chiens.
   – Sacré môme, tu as de l'imagination ! Tâche de la garder intacte et travaille bien à l'école. Et puis ne sois pas déçu si la machine de Goldorac ne fonctionne pas. La forêt de la Courbre n'est pas la planète des dragons de l'espace. Après tout, tes parents ne sont pas si mauvais que ça, hein ? J'en ai connu de pires. Tu verras, tu les jugeras autrement quand tu seras grand. Il ne me répondit pas et se contenta de me jeter un coup d'oeil où se mêlaient le défi et le mépris. Je l'embrassais, en profitant d'un instant d'inattention des géniteurs-cerbères. On pouvait les entendre d'ailleurs qui se chamaillaient sans pudeur, collés comme des bulots sur leur promontoire miné par un petit garçon qui croyait aux pouvoirs des justiciers venus du cosmos. Je lui promis que nous ferions une promenade en mer dès que le bateau serait en état. Il me fit force signes d'adieux pendant que je lançais le moteur.
   Il ne s'était pas trompé en ce qui concerne les grandes marées. Elles eurent lieu le lendemain de mon départ et provoquèrent d'importants dégâts sur toute la côte. Dans La Rochelle on ne parlait que d'un bizarre accident survenu non loin de Bonne Anse, dans lequel avaient disparu trois adultes et deux chiens. Le récit était en première page du journal régional avec la photo du seul survivant, un petit garçon roux haut sur pattes avec un visage mince et des yeux fureteurs. La dune avait disparu, fondue dans l'océan comme un morceau de sucre dans l'eau chaude, entraînant au fond des eaux la caravane et ses locataires. Par chance, l'enfant n'était pas avec eux à ce moment-là. Le journaliste supposait que des eaux souterraines avaient sapé la dune. Il présumait que les corps avaient été entraînés au large par les courants. Les gens ne sont pas prudents, écrivait-il. Du baratin tout ça.
   J'ai loué une voiture pour retourner à Bonne Anse. Pourvu qu'il soit encore dans le coin. Bon Dieu, j'avais oublié ! Une vieille histoire que l'on se raconte entre marins. Un pêcheur portugais m'avait affirmé avoir été sauvé par l'un d'eux, un soir de tempête au cap Saint-Vincent. À Lagos au Portugal, ils ont même leur statue ; une sorte de cosmonaute bariolé baptisé l'infant Enrique, ou un nom comme ça. Le Portugais était intarissable. Et saoul comme cent bourriques. « On dirait des mômes, avait-il dit mais ce sont des lutins. Ne rigole pas putain ! Je ne suis pas le premier à les avoir vus qu'il bafouillait. Et de citer Saint-Exupéry... Ben oui, le Petit Prince, la panne dans le désert, la petite planète avec la rose, le renard et tout ça... »
   Mais les lutins, les farfadets ou les elfes ne se laissent pas apprivoiser, je m’en rendrai compte le lendemain en arrivant à Bonne Anse car le gamin avait disparu à son tour. Et personne ne savait où il était allé. Mais il avait pensé à moi car avant de quitter le port de La Rochelle la Capitainerie me remit une enveloppe. Elle contenait un carton sur lequel il était écrit « Bons souvenirs de l’espace. Car cela fut ou cela ne fut pas. » La missive n’était pas signée.
   
 Jean-Bernard Papi©                                  
                  

Dessin du film "Petit Prince" galerie Arludik