Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  


                                        Portrait du héros.

                 
 
    
   J'ai bien connu le lieutenant Hurlurut dont le buste va bientôt être dévoilé dans le jardin de sa maison natale, devenue grâce à l'opiniâtreté de ses amis d'enfance le siège du football club de Saint Grégoire, en Charente. À l'époque où débutait en Europe centrale le conflit qui allait forger sa gloire, Hurlurut était riz-pain-sel, scribouillard, si vous préférez, affecté à l'intendance dans une caserne du midi, à Orange précisément. Probablement pour impressionner ses chefs, il se donnait volontiers l'allure d'un homme débordé qui n'accordait de rendez-vous à ses subordonnés qu'au moins deux jours après qu'ils en aient fait la demande. C'était aussi un idolâtre du règlement. Le règlement en question, fort bien fait, qui prévoyait un remède drastique, et souvent coercitif, à la moindre entorse faite à la routine, lui servait, comme à beaucoup, de règle de vie et de maître à penser.  Car il vivait dans la crainte d'être pris en défaut dans son travail et la pensée que son supérieur puisse lui faire un reproche lui provoquait des migraines et de l'urticaire. Par exemple, il préférait et de loin que rien ne sorte de ses magasins plutôt que d'avoir un jour à rédiger un compte rendu pour signaler la perte d'un matériel, même de peu de valeur, perte dans laquelle on pouvait soupçonner un rien de négligence de sa part. C'est ainsi qu'il refusa de prêter à un petit gradé les latrines de campagne au prétexte que lors d'un précédent exercice de combat en forêt on lui avait détérioré un siège. Vous avez assez de place sous les arbres, lui dit-il en refermant son guichet. Il fit même un procès à un sous-officier qui lui avait égaré une "patience" à briquer les boutons de cuivre. On ne peut ici, par respect pour sa mémoire, dénoncer toutes les injustices, les coups-fourrés et les vacheries dont il fut, consciemment, l'auteur.
    Personne, à part son supérieur qui, par obligation, le notait chaque année, n'était parvenu à évaluer son jugement, sa détermination ou même sa perspicacité, qualités pourtant indispensables dans le métier des armes. Même après plusieurs heures de discussion à bâtons rompus avec lui on le quittait en se demandant s'il était idiot ou suprêmement intelligent. Si on voulait l'observer attentivement et à son insu, comme un animal d'une espèce rare et farouche, il fallait profiter soit du repas de midi, heure sacrée entre toutes qui l'éloignait de son bureau comme un renard poussé par la faim hors de son terrier, soit du repos qu'il s'accordait après une tasse de café, au milieu de l'après-midi, repos qu'il consacrait à la lecture du journal du jour. Mais, même à cet instant où le militaire, par nature insensible, cède la place au pékin frémissant devant la misère du monde, son visage large et rouge, cerné de favoris gris, ne laissait transparaître les trois quarts du temps que l'euphorie d'une digestion sans anicroche. J'avoue que j'ignorerai toujours ce qui pouvait lui traverser la cervelle durant le quart restant.
   Étant de ces individus qui pensent que "L'armée est un couvent d'hommes" pour justifier le corset d'une règle de vie établie une bonne fois pour toutes, Hurlurut débutait toujours ses repas par le même apéritif et les terminait invariablement par un café arrosé d'un dé à coudre de rhum. Entre autres manies et sous le prétexte qu'un homme du monde, et un officier par conséquent, devait s'asseoir sans précipitation, il prenait place à sa table ou à son bureau avec une lenteur pompeuse qui exaspérait ses collègues. La chose mérite d'être décrite car elle témoigne parfaitement de l'insignifiance du personnage. Il commençait par épousseter soigneusement, et longtemps, son rond-de-cuir ou le coussin en duvet d'oie de la salle à manger. Ensuite il se plaçait au-dessus de son siège avec une minutie d'artilleur prenant un pointage, puis décollait d'une dextre aérienne son fond de pantalon. Enfin, ces précautions prises, il s'abaissait dans un mouvement d'une gravité et d'une dignité quasi pontificale. On pouvait penser raisonnablement à cet instant qu'il était fait pour vivre plutôt assis que debout. Ajoutons, pour finir de le dépeindre, qu'il portait en permanence un uniforme usé jusqu'à la trame dont le noir onctueux avait viré au jus de chique. Cependant cet homme impénétrable, tout entier à sa tâche et apparemment sans état d'âme, souffrait. Il souffrait de n'être pas un autre plus beau, mais surtout plus grand, dans le sens où cet adjectif signifie sublime et glorieux. Cet être négligeable rêvait, derrière son tampon-buvard, de devenir un héros. Bayard, Duguesclin, Leclerc et le petit Bara étaient ses dieux. Il aurait aimé que brillassent sur sa poitrine les médailles qui certifient que vous appartenez bien à la race des guerriers, à ces êtres rares qui prennent du plaisir à se battre et à vaincre. Aussi, dès que Croates et Serbes commencèrent à s'étriper et qu'il fallut trouver des insensés pour les séparer, Hurlurut exigea d'y partir au plus tôt.
   - Regardez-vous, lui rétorqua cruellement son colonel, vous avez presque cinquante ans. Que feriez-vous au milieu de ces jeunes fous ? Ici, nous vivons en paix, la nourriture n'est pas rationnée, le rhum et le tabac non plus. Que demander de plus ! Retournez à vos écritures et n'y pensez plus...
   Hurlurut dépité regagna son rond-de-cuir, mais continua de rêver. Or, il advint que du côté de Sarajevo, un général bien de chez nous se rendit compte, une fois installé avec ses casques bleus, qu'il ne disposait pas de son stock réglementaire de cercueils. Il en réclama d'urgence à l'état-major, lequel, par le biais de ses ordinateurs en découvrit tout un assortiment de première qualité chez Hurlurut, précisément. Ce dernier exigea de les convoyer lui-même, et personne ne songea à lui disputer la place. Il ne fallut pas moins d'un Transall entier pour acheminer les bières au plus près, c'est à dire à cent kilomètres du QG du général. Six charrettes attelées de mules furent réquisitionnées afin de les amener ensuite à pied d'oeuvre. Afin d'éviter que la population civile, ne s'affole à leur vue, on les bâcha comme s'il s'agissait de caisses des plus ordinaires. L'itinéraire prévu passant loin des divers fronts on ne crut pas nécessaire de lui donner comme escorte des combattants plus chevronnés qu'une demi-douzaine d'Hawaïens nonchalants et mélomanes. Notre lieutenant prévoyant malgré tout, et tout à son ambition, avait caché parmi les cercueils une antique mitrailleuse à refroidissement par eau avec sa caisse de cartouches. Un objet oublié depuis deux guerres dans un fond de magasin. Le convoi se dirigea donc vers le Nord. Après deux jours de marche sans incident, il parvint en vue des montagnes où se cachait le but de sa mission. Les renseignements militaires donnaient les belligérants fort loin. Malheureusement les éclaireurs d'une faction non contrôlée étaient tout près. Ces derniers décidèrent de lui tendre une embuscade afin de s'emparer de ce qu'ils supposaient être une grande quantité de munitions. Leur chef, par bonheur se trompa dans la lecture des courbes de niveau et prit une colline pour un vallon. Il lança donc son assaut dans une côte, ce qui est contraire aux règles en la matière.
   Les soldats du convoi, au premier coup de fusil, filèrent le plus loin possible se mettre à l'abri. Hurlurut demeuré seul décida de faire face à ses assaillants qui, sans se cacher, grimpaient vers lui avec l'idée bien arrêtée de le trucider. Il 
mit la mitrailleuse en batterie et ouvrit le feu. Ils se débandèrent à leur tour. Ils firent, dans la journée, plusieurs tentatives d'assaut, à chaque fois repoussées par la mitrailleuse. Ils attaquèrent alors la nuit, Hurlurut veillait. Ils s'élancèrent à l'aube mais Hurlurut ne dormait pas. Ils attaquèrent à midi, Hurlurut ne déjeunait pas et à l'heure du repas du soir la mitrailleuse crachait toujours. Toute la nuit qui suivit elle interdit l'assaut. Les assaillants finirent par croire que cent hommes, au moins, les attendaient là-haut, à l'abri des mules et des charrettes. Hurlurut en trois jours, ne grignota que deux biscuits de guerre. Il versa l'eau de sa gourde dans le radiateur de la mitrailleuse et souffrit de la soif. Au matin du quatrième jour, une balle de pistolet le blessa dans le gras de la fesse et il s'évanouit pendant quelques minutes. Ce qui fut suffisant pour que l'ennemi, enfin, parvienne à sa hauteur. Il se réveilla encerclé et dégaina son sabre. Il fit aux cercueils un tel rempart que l'adversaire crut qu'il protégeait de l'or. Ils se liguèrent à vingt pour venir à bout de cet enragé à demi-nu, noir de poudre et saignant du fessier.
   Leur désillusion fut à la hauteur de leur ardeur à vaincre. Tous les cercueils furent ouverts et retournés. On ne découvrit pas la moindre pièce d'or et pas même une cartouche, seulement quelques petits tas de sciure et un marteau. Les hommes souhaitèrent fusiller Hurlurut pour le punir de sa traîtrise. Mais leur chef ne voulut pas ajouter l'ignominie à la maladresse. Il décida de laisser partir les cercueils et l'héroïque officier. Pour se venger tout de même, les hommes furent autorisés à lui peindre les fesses en vert-chou. Cette peinture de camouflage était indélébile et il en conservera des traces pendant plus d'une année. Elle trompera même l'infirmier qui l'examinera à son arrivée et qui crut à une forme nouvelle d'infection. Le général, attributaire des bières, fit une moue dédaigneuse en constatant leur état. Il le fit sans même remercier Hurlurut qui titubait de fatigue et de faim dans son uniforme en loque. Le récit qu'il fit de l'embuscade, le lendemain, déclencha la rigolade et l'ironie des Américains du Point-Charly qui jurèrent n'avoir jamais rien entendu d'aussi grotesque.
    -Voyons, lui dit l'un d'eux, un officier roux à grosses moustaches, une tête de cruche de Marine, comment imaginer que ces gens, dont on se plaît ici à reconnaître la stratégie, se soient laissés aller à attaquer bêtement un chargement de cercueils français ?
   - Et qu'en plus, souligna un autre, un noir du Texas, ils vous aient autorisé à repartir sans vous fusiller au préalable ! Vous nous faites marcher dear friend !
    Alors, Hurlurut fut admirable. Il se déculotta et montra les doubles preuves de son héroïsme. Il décrivit le combat heure par heure, se fit lyrique, convaincant, parla d'honneur, de sacrifice, de drapeau flottant haut parmi les explosions et la fumée. Ses rêves longtemps contenus se bousculaient sur ses lèvres. Il tira des larmes à de vieux chevaux de retour qui s'étaient battus au Vietnam, dans le Golfe Persique, en Somalie. CNN le filma et il passa aux actualités télévisées de quarante pays. Sa gloire fut immense et dura précisément 24 heures. On s'aperçut alors en haut lieu que ce courage à défendre du futile qui tournait en ridicule un chef de guerre local important, risquait de mettre à mal les multiples tentatives de réconciliation en cours. Ses amis de l'équipe de foot de Saint Grégoire qui se souvenaient de l'avoir vu à la Télé tout vibrant d'enthousiasme et l'oeil enflammé par la bataille, l'accueillirent à bras ouvert quand, quelques mois plus tard, on le mit d'office à la retraite pour blessure de guerre. Il arborait aussi une superbe Légion d'honneur qui ne le quitta plus. Jusqu'à sa mort, il s'occupa du matériel du club et mit autant d'ardeur à garder sous clé les ballons et les maillots que, autrefois, les latrines de campagne, les patiences à astiquer les boutons et les cercueils en chêne. Jusqu'au dernier jour, quand on lui demandait pourquoi il avait défendu ses cercueils avec autant d'acharnement, il répondait invariablement : "Je les avais en compte."
   Voilà ce que je devrais dire devant le buste de Hurlurut, moi qui fut son chef durant tant d'années. Ce serait dire la vérité. Mais j'ai décidé de marcher dans ses rêves. Je vais décrire sa bravoure légendaire, son abnégation, son sens élevé des valeurs morales, ses qualités humaines. Mérites dont il me plairait bien d'être affublé, moi aussi, quand viendra mon heure.

Jean-Bernard Papi © 2003
(extrait de "Mémoire des autres guerres" Édintinter éditeur)https://www.jean-bernard-papi.com/memoire-des-autres-guerres-1.php -Le boutillon n° 49)