Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  

                               La pénitence.         

 
 
   À l'extrémité nord de l'île d'Oléron, au ras de la côte que l'océan mord et sape avec une violence extrême, à deux pas du phare de Chassiron, il est un bar secoué par le vent. C'est là que m'avait entraîné mon ami Salignac comme pour me faire toucher du doigt les charmes de l'hiver sur son île. Un vent humide et violent à vous jeter par terre secouait les quelques maigres buissons de tamaris qui constituent, à cet endroit, l'essentiel de la végétation. On distinguait à peine La Rochelle gommée par la brume par-delà le pertuis d'Antioche, un bras de mer semé de rochers aigus comme des canines de tigre. Une passe aussi dangereuse pour le navigateur que le détroit où chantaient les sirènes d'Ulysse. Le docteur Salignac, dont j’avais fait la connaissance au temps de notre service militaire, était aujourd’hui connu pour ses recherches sur le cancer. Le fait qu'il soit médecin a son importance dans le récit qui va suivre. Il avait quitté la région parisienne pour prendre quelques mois de repos au pays. Il s’occupait en se livrant au dépouillement et au classement des archives familiales. Pour me convaincre de quitter mon bureau, il m’avait promis au téléphone de me raconter une histoire peu banale, c’étaient ses mots. À peine assis dans le bar, il commanda deux cappuccinos. Puis, s’étant assuré que je ne me laissais pas distraire par les quelques touristes, qui, tels des cormorans frigorifiés, rôdaient autour du phare ou sur les rochers, il commença son récit.
  – Avant que ne se construise le phare sévissaient ici les naufrageurs. Il fit un geste circulaire qui englobait la mer, la buvette et les dunes parsemées d’oyats un peu plus loin. Une légende veut que les nuits de tempête ces gens lâchent leurs vaches après avoir suspendu un fanal aux cornes pour faire croire à des barques en train de pêcher. Les navires de haute mer, trompés, venaient alors s'éperonner sur les écueils. Vrai ou pas, les naufrages étaient nombreux et n’avaient pas besoin de l’aide des vaches. J’acquiesçais en me demandant où il voulait en venir.
  – La construction du phare à la fin du 19ème siècle n'empêcha pas les naufrages naturels de se produire. Jette un coup d’œil sur le village que l'on aperçoit de l'autre côté des dunes. Salignac désigna à travers la fenêtre un amas de maisons basses et grises traversées d’un clocher saxon. On prétend que depuis cette époque les habitants étaient devenus d’impénitents "buveurs d'eau". Je te traduis leur sobriquet, à l'origine en patois, en bon français. Il fit une pause pour me laisser le temps de savourer le communiqué. Comme je ne manifestais qu’une attention polie, il reprit la parole. C’est un surnom assez surprenant quand on sait que au début du 19ème siècle l'endroit passait pour abriter quelques-uns des plus illustres pochards de l'île. Et même peut-être du continent. Victor, l'un de mes ancêtres, y est né et s'y est marié… Salignac se tut, le regard un brin rêveur tourné vers le hameau.
  –  Ah ?... dis-je, après avoir bu une gorgée d’un capuccino qui ne risquait pas de me rendre nerveux. Voilà du nouveau. Je t'écoute de mes deux oreilles. Courage. Nos ancêtres n’étaient pas tous des saints.
  – Merci. Donc, à cette époque, Victor est un vaurien, aujourd’hui ce serait un petit délinquant. C'est un homme rude qui sait à peine lire et écrire. Il cultive un peu de vigne du côté de Saint-Georges, pêche à pied, braconne et ramasse ce que la mer rejette après les naufrages qui continuent d’être nombreux. On donne le chiffre moyen d'un par mois en hiver. En oubliant évidemment de ristourner la part de l'Etat, ce qui n’en fait pas l’ami des douaniers. Il lui arrive aussi de ramener des cadavres de noyés au village, et, pour quelques verres de vin, de donner un coup de main au fossoyeur. Il forme équipe avec deux autres lascars, Justin Ribot et René Coutant. Ce dernier, plus aisé que les deux autres, possède un mulet et une charrette avec laquelle il effectue de petits transports. Cette année-là, de la mi-novembre jusqu'en février le vent ne cessa de souffler avec violence sur les terres. Pire qu’aujourd'hui, si j’en crois les relevés de météo de l’époque. Seuls naviguent alors les steamers, robustes et bien équipés, et par obligation les voiliers de quatre mâts qui reviennent des colonies ou d'Amérique.
  Le "Jeanne-Marie", un vapeur de trente mille tonneaux, croise par le Pertuis d'Antioche le 2O décembre à 22 heures. Profitant de la marée, son capitaine veut aborder La Rochelle avant le matin. Il doit y débarquer une cargaison de riz, de poissons séchés, d'alcools et de soieries chargés à Saigon. Il transporte quelques passagers, des fonctionnaires et leurs familles. Il y a, parmi eux, le médecin militaire de première classe Charles, Marie, Noël Boraud, sa femme et ses trois enfants qui rentrent définitivement en France. C'est un savant réputé pour ses travaux sur les maladies tropicales. Il étudie en particulier leur incidence sur le développement de l'enfant. Il ramène avec lui son matériel expérimental qu'il projette d'installer dans l'aile ouest de l'hôpital de la Marine à Rochefort, annexe de l’Ecole de médecine navale où il est affecté en tant que professeur titulaire. Ce matériel occupe une partie de la cale avant du "Jeanne-Marie". Ce sont surtout des caisses contenant des livres, des notes, des éprouvettes, flacons et boîtes hermétiques où se trouvent enfermés les prélèvements et les échantillons qui accompagnent en général cette sorte de laboratoire. Cette nuit-là, au Pertuis d'Antioche, les vagues forment des creux de dix mètres. L'une d'elles est si grosse qu'elle couche le steamer et casse son gouvernail. La tempête le chasse alors par le travers et le capitaine ordonne que l'on mouille les chaloupes. Les passagers se jettent dans les embarcations qui s'éloignent avec à leur bord une partie de l'équipage. Le docteur Boraud désespéré abandonne sur le navire en perdition le fruit de trente années de recherches. Les chaloupes ne feront pas un demi-mille avant de chavirer. Tous les passagers périront noyés tandis que le "Jeanne-Marie" servi par un équipage réduit et impuissant, se fracassera sur les rochers et coulera à son tour. Il est 23 heures 58. Par les cales défoncées, une partie de la cargaison se répand sur la mer.
   Le lendemain à l'aube, Victor, Justin et René, longent la plage de la Gautrelle. Ils aperçoivent, au ras de l'eau, une vingtaine de sacs de toile grise et un tonneau en châtaignier de deux cent cinquante litres déposés par la marée. Après les vérifications habituelles destinées à s'assurer de l'absence de curieux et surtout de douaniers, le tonneau et les sacs qui contiennent chacun vingt cinq kilos de riz environ, sont chargés sur la charrette de René. On peut lire sur un carré de tissu en partie illisible cloué sur le tonneau « Docteur Bor..d - Hôpital de la Marine- Ro….t sur mer ». Les médecins de l’époque, plus épicuriens et plus fortunés que ceux d’aujourd’hui, passaient pour de grands amateurs de Xérès, Madère et Porto qu'ils faisaient venir par fûts de deux cents litres. Emoustillés par la perspective de goûter l'un de ces breuvages, conjoncture qu'ils avaient peu de chance de rencontrer de nouveau, ils céderont le riz à l’épicier de Saint Trojan mais garderont le fût. Qu’ils installent au plus vite dans la remise de Mélanie, la mère de Victor.
   À la trentaine, Victor est encore célibataire. Sa conduite et ses poches percées y sont pour quelque chose ; toutefois la description qu'en fera plus tard sa future épouse est flatteuse. C’est un homme en bonne santé, grand, large d'épaule, noir de cheveux avec de profonds yeux bleus et de belles dents. Comme je l’ai dit, il demeure chez sa mère, une veuve imposante. C'est aussi la langue la mieux pendue de l’île. Aucun de ceux dont il va être question n'est allé, ne serait-ce qu'une fois sur le continent. Leur vision du monde, dans l'univers rétréci d'une île, est donc simple, naïve même. Il y a d’abord ce qui se mange et se boit, la politique, la religion, présentent peu d'intérêt à leurs yeux ; à cette époque, dans l’île, le paysan ou le pêcheur ne vit guère mieux que le bagnard à Saint Martin de Ré. Le tonneau, calé par des madriers est promptement mis en perce. Un liquide doré, à l'étourdissant parfum coule dans les gobelets.
   – C'est de la gnôle, annonce René légèrement déçu. Mais c'est de la bonne, nom de Dieu !
  – C'est une gnôle espagnole ou orientale, peut-être même écossaise, avec un bouquet poivré et un arrière goût de cannelle, confirme Victor qui puise ses références dans un vague savoir acquis auprès des militaires de Boyard-ville.
  À partir de cet instant ils vont venir goûter au tonneau plusieurs fois par jour et en cachette, car une dénonciation auprès des douaniers n'est pas à exclure. Ne serait-ce que pour disserter, à la manière des œnologues amateurs qui trouveraient du bouquet à l'eau de pluie, sur sa saveur et son exceptionnel parfum. À chaque fois un arôme nouveau, une saveur singulière, se dévoile aux papilles de nos dégustateurs.
   – Elle a un petit quelque chose de vanillé, s'étonne René alors qu'il tâte du tonneau pour la énième fois.
   – Un arrière goût de caramel plutôt, rectifie Justin.
  Durant les quelques jours qui précédent Noël, on les croise à toutes heures, la démarche mal assurée, qui tournent comme des mouches à vinaigre, autour de chez Mélanie. Et chacun au village de s'interroger sur l'origine de cette cuite interminable. La mère qui a eu droit à son gobelet ne peut tenir sa langue.
   – C'est une barrique remplie d'une eau-de-vie divine, digne d'un sous-préfet, que mon garçon a trouvé…
  Pressé par les hommes, Victor leur fera les honneurs du fût pendant que les femmes sont à la messe du lendemain de Noël.
   – Je n'ai rien bu de pareil depuis le mariage de mon frère qui est tonnelier à Cognac, admet l'un d’eux. Et je peux vous dire qu'il vide comme il faut les fonds de tonneaux avant de les réparer. Il lui arrive même de tomber dedans.
  Le lendemain, les femmes galvanisées par Mélanie, exigent de tâter de l’eau-de-vie à leur tour, quitte, pour accélérer les choses à faire la grève des marmites. Il faut aussi se dépêcher, car la pression diminue et le tonneau n'est pas loin d'être vide. On décide de se retrouver pour une veillée de dégustation. Même l'abbé Blandin, le curé du village, un costaud pas bégueule d'une quarantaine d'années qui n'hésite pas à distribuer quelques baffes pour rétablir la paix dans les ménages, accepte l'invitation. À la nuit tombée, une bonne vingtaine de couples se pressent chez Mélanie escortés de leur marmaille. On se bouscule autour de la grande table sur laquelle Victor a posé deux énormes pichets, vides pour l'instant et des verres empruntés au bistrot. En attendant l'heure propice et le retour de ceux qui sont en mer, on commence des parties de bésigue et quelques femmes font des crêpes. Peu après onze heures, Victor se lève et empoigne les pichets.
    – J'ai tiré les dernières gouttes, soupire-t-il au retour mais ils sont remplis à ras bord.
   Les langues claquent et chacun fait travailler sa mémoire. Aucune liqueur de moine, aucune eau-de-vie distillée en Saintonge, en Bretagne ou en Aquitaine ne tient la comparaison. Madeleine, l'aînée des filles d'un patron-pêcheur, en découvrant le héros de la fête découvre par le même coup qu'elle ne pourra plus vivre sans lui désormais. Un héros modeste qui baisse les yeux, plus habitué qu'il est aux œillades des veuves qu'aux soupirs des pucelles. Au moment de partir se coucher deux heures plus tard, l'alcool cimentant les bonnes volontés, tout le monde s'embrasse fraternellement sur le seuil de Mélanie en mettant de côté les disputes et bisbilles en cours. Tous souhaitent à Victor et à ses amis d'avoir de nouveau la main heureuse dans les jours à venir. Un trésor offert par Neptune, complète le curé qui ne juge pas opportun de mettre Dieu et ses anges dans le coup. Victor à son lever réussit à tirer trois gouttes encore, de quoi arroser sa soupe, puis le tonneau refuse d'en donner plus. On le vendra au marché de Saint-Georges en avril. Il est en bon état. On en retirera bien de quoi boire encore une chopine ou deux, se dit-il…
   Le printemps arriva sans transition. Il fait chaud sous les tuiles de la remise et le tonneau se met à empester comme trente-six charognes. Autant que si l'on y avait oublié la pêche du mois dernier. Victor le secoue. Une grosse masse flasque bouge à l'intérieur. Ce sont sûrement les ingrédients qui donnent son goût à l'alcool, réfléchit-il. Si c'est un secret de fabrication, j'en obtiendrai au moins le prix de plusieurs tonneaux de gnôle. D’un coup de masse, il fait sauter le fond… Salignac s’étire et allume une cigarette.
   – Tout ça est tiré d'un récit écrit sur un gros bloc de papier à lettres par la jeune Madeleine qui allait devenir mon arrière arrière-arrière-grand-mère. J'ai découvert le bloc il y un mois à peine. Je continue ?
   – Evidemment que tu continues ! Quand le tonneau est en perce il faut le boire, dit-on.
   – Mélanie voit jaillir Victor de la remise, tout titubant et livide, avec les yeux chavirés et terrorisés de quelqu'un qui vient d'échapper à un accident mortel. Il lui fait signe de passer son chemin, ferme la porte de la remise à clé puis vomit. Tout ce qu'il avait bu en trente ans depuis le lait de sa mère, semblait lui jaillir du corps, note le bloc de papier à lettres qui fait un véritable reportage de l'évènement.
  – Sans doute pour l'éducation des Salignac à venir.
  – Sans doute. Quand il peut enfin se redresser, sans dire un mot, il prend le chemin de l'église. À cette heure, l'abbé Blandin lit son bréviaire dans le jardin du presbytère. L'océan est calme, la journée sereine et il marche lentement entre les petits buis de l’allée, dix pas vers la mer, dix pas vers le presbytère. Tout en lisant, le curé songe au délabrement de son église et au manque d'intérêt manifeste des hommes du village pour les offices. Des gens qui ont à peine de quoi vivre comment feraient-ils pour supporter les frais de réparation de l’église ? Mais la misère n'explique pas tout. Certains n'y ont pas mis les pieds depuis leur baptême ou leur première communion… Comme ce Victor qui se dirige vers lui et qui paraît, une fois encore, ne plus tenir sur ses jambes.
   Les voisins les voient discuter âprement. Victor fait de grands gestes en montrant la mer. Soudain, les voilà qui quittent les petits buis du jardin au galop. Le curé a même remonté et attaché sa soutane à sa ceinture. Une heure plus tard, la charrette de René s'arrête près de l'église, face à la porte du cimetière. Elle est bâchée. Justin est déjà là qui creuse un grand trou près de la fosse commune. Un trou à enterrer une vache, commentera le bedeau. À midi, la terre a été ratissée et aplanie et l'herbe a été remise en place. Le bedeau, un lointain cousin de Madeleine, qui a suivi de loin l'événement par la fenêtre de sa cuisine suppose que l'on a enterré des nègres païens ou des maures musulmans, comme cela arrive parfois. De pauvres gens qui viennent se noyer dans le pertuis, loin de chez eux. À la nuit tombée, Blandin passe dans chaque maison pour enjoindre à tous de se rendre à la première messe du lendemain. « Il en va du salut de chacun ! » gronde-t-il en regardant les hommes dans les yeux. La curiosité, plus que la sévérité ou la solennité de la menace, convainc les plus indifférents. Il ordonne aussi que les enfants de moins de dix ans restent à la maison.
   Le lendemain matin, l'église est pleine. Même les mécréants notoires sont là. Près du baptistère Victor, Justin et René, le chapelet entre les doigts, n'en mènent pas large. Ils regardent le sol d'un air obstiné, sans se parler, ni se regarder. En montant en chaire, le curé fait promettre à tous de ne rien révéler de ce qui va être débattu. Il le demande d'une voix si forte et si ferme que Madeleine, sans savoir pourquoi, se met à pleurer. Puis il fustige, sans mâcher ses mots, le penchant de ses ouailles pour l'alcool. Même pour l'alcool le plus vénéneux, tonne-t-il en pointant du doigt le baptistère. Victor et ses amis pâlissent et sentent leurs genoux fléchir. Ordinairement, il se serait trouvé quelqu'un pour ricaner et détendre l'atmosphère par une réflexion plaisante. Aujourd'hui, un silence chargé de curiosité accueille les paroles du curé. Que peut-il arriver de si extraordinaire dans ce village du bout du monde ? Pense-t-on. Dans l’île de Ré voisine, avec les bagnards en transit on comprendrait, mais ici. Même la sorcellerie passe pour de la bouffonnerie sans conséquence. Alors Blandin dévoile sans ménagement ce qui allait devenir le secret du village. Ce qu'étaient les choses qui macéraient dans cette eau-de-vie digne d'un sous-préfet. Frappée de stupeur et de dégoût, la petite foule qui s'était assise se remet sur ses pieds d'un seul élan. Un long murmure et des exclamations rageuses ponctuent les paroles du prêtre. Des visages bouleversés se tournent vers les trois acolytes pétrifiés. Mais, contrairement à ce qu’ils craignent, personne ne réclame vengeance. Tous sont coupables. Le curé lui-même se sent doublement coupable car comme les autres il a goûté à l'eau-de-vie et il n'a pas su deviner qu'elle avait été envoyée par le démon. Et non par Neptune.  Madeleine est à deux doigts de s'évanouir. Elle notera plus tard dans son journal : C'est une chose abominable, monstrueuse. Mais elle ne dévoilera rien de plus.
  – Un tel péché réclame une sévère et durable pénitence, continue le curé. Vous ne boirez désormais que de l'eau claire, chez vous comme dehors. Le cabaretier, les dimanches et les fêtes sacrées seulement, pourra servir une piquette coupée d'eau. Vous assisterez, sans exception aucune, aux messes et vêpres chaque dimanche. L'heure d'après les vêpres sera consacrée, pour les hommes, aux travaux d'entretien de l'église et du presbytère et pour les femmes en travaux d'aiguille et de broderies pour l’autel. Votre salut en dépend. Amen.
   Ainsi fut établie la réputation du village. Ce qui permit d'y établir aussi un record de longévité. L'abbé y demeurera plus de dix ans encore, avant de devenir le professeur de philosophie d'un collège du continent. Il avait, paraît-il, une curieuse manière de noter ses élèves. Il les notait sur leur écriture, seulement sur leur manière de tourner les lettres. Ce qui le conduira à jeter les bases de la graphologie. Mais cela n'a rien à voir avec l’eau-de-vie de Victor. Même lorsque son successeur sera nommé, jamais personne n'osera transgresser visiblement la pénitence ou même la remettre en question… L'attention des hommes à la messe se relâchera certainement, peut-être iront-ils aux offices moins souvent que ne le souhaitait Blandin, mais longtemps ils continueront à boire de l'eau. Jusqu'à assécher le puits du village, dira une chronique locale. En cachette quelques-uns se laissèrent aller à trahir leur promesse, ne serait-ce que pour goûter aux produits de leurs vignes, mais j’en suis persuadé sans grande conviction. Cinquante ans après le souvenir du mystérieux tonneau sera toujours vivace. Sur un soupir, Salignac se tait.
   – Il est temps de rentrer à Saint-Georges, murmure-t-il, le soleil faiblit et j'ai peur que tu prennes froid. Tu n’es pas habitué à la vivacité du climat d’ici.
   – Eh là, pas si vite docteur. On s'inquiétera plus tard de la fraîcheur de l'air et de ma santé ! Il suffit de commander un grog à la place du café. Qu'est-ce qu'il y avait dans le tonneau ?
  – Bonne question. Hélas ! Personne ne trahira le secret imposé par Blandin, et dans la famille Salignac moins encore qu'ailleurs. Mais j'ai mené mon enquête. Je me suis intéressé au docteur Boraud et j'ai lu tout ce qu'il avait publié. Ses recherches, remarquables, ne m'apprendront rien sur ce qui nous occupe. Alors, j'ai eu l'idée de fouiller dans les archives de l'hôpital de la Marine, destinataire de son laboratoire. Après plusieurs journées passées à remuer la paperasse et la poussière, j'ai déniché une lettre de notre savant adressée au directeur. Dans cette lettre, il parle de ses travaux bien entendu et énumère le contenu de chacune des caisses, aux fins d'inventaires pour le cas où elles arriveraient avant lui. Il recommande aussi de prendre grand soin de trois tonneaux qui contiennent, conservés dans l'alcool de riz le plus pur… Tiens-toi bien, des fœtus d'enfants morts nés ! Ces fœtus étaient pourvus de malformations dues à certaines maladies tropicales, difformités qu'il se proposait d'étudier.
   – On boit de nos jours de si étranges cocktails, grimaçais-je après avoir digéré l'information pendant un chapelet de secondes, cela valait-il une si sévère pénitence ? Il se pourrait bien aussi que, dans pas longtemps, cette délicate recette de carabin, si originale et si goûteuse, fasse le bonheur des bars branchés de la capitale. J’écrirai volontiers quelque chose là-dessus. Mais je t'en prie, ce soir avant ou après le repas pas de cognac. Ni aucun autre alcool… Finalement, je vais même décommander le grog.     

 
Jean-Bernard Papi © (in Saintonge Littéraire- in Le Boutillon)