Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
 

                                         Mina.                                                                                    



                                                                                         Dessin Audrey Beardsley (pour Plexus)
 
 
 
   Bientôt vingt ans que j'ai quitté, abandonné serait plus juste, Mina et l'île où je suis né. Gelsomina pour l’état civil mais dans l'île on a un penchant pour les diminutifs ; la plus belle fille que j'aie jamais rencontrée. Nous avions quinze ans quand l'amour nous a cloué de surprise l'un et l'autre. Deux papillons épinglés par une force mystérieuse et violente que nous n'avions pas vu venir. Une image me revient souvent, celle de deux adolescents debout dans le vent, et sous le juste soleil de midi, emportés par un long et maladroit baiser où s'entrechoquent leurs dents. Je le rumine aujourd’hui, ce souvenir, en grimpant prestement l'escalier de pierre qui monte vers le village juché sur la falaise. Je passe aussi en revue les arguments qui expliquent mon abandon de jadis, ma désertion plutôt. Et comme toujours, ils me paraissent bien minces.
  Cette Mina était une fille sans demi-mesure, farouche et très animale parfois. Un désir, une envie constituait un ordre auquel elle devait obéir et la morale ne constituait pas une barrière à ses appétits. Elle voulait vivre des évènements étonnants, des expériences exaltantes, uniques. "Que chaque jour soit pour toi une révélation". Elle avait pêché cette maxime je ne sais où et me la ressortait chaque fois que nous nous retrouvions. On n'a qu'une vie et qu'une jeunesse ! me criait-elle aussi au visage quand je renâclais devant ses lubies. Dans le fond, peut-être n'était-ce chez elle, simplement, qu'un excès d’innocence, de naïveté. Elle se comportait comme à présent la jeune chatte qui me tient compagnie dans ma chambre, sur le continent. Avait-elle envie d'une caresse, d'un baiser ? Son ventre, ou sa cervelle, exigeait-il de faire l'amour ? Je devais m'exécuter, sur l'heure, là où nous nous trouvions. J'avais mis un certain temps à admettre et à accepter cette sorte de spontanéité ; on n'est pas élève chez les jésuites pour rien. Mais, tout comme à elle, la sensualité s'était imposée à moi en maître absolu, aussi exigeante et irrépressible que la soif. Mina était si attirante, si fascinante et si belle...
  Après avoir grimpé les deux cent cinquante marches qui mènent au village, il faut traverser le parvis d’une église au clocher râpé et tronqué par les tempêtes pour aboutir sur une esplanade. Là, une douzaine de statues de pierre vieilles de cinq siècles, déchiquetées par le vent, tournent vers la mer leurs visages de lépreux. Tout ça pour dire que l’endroit ne manque pas de charme pour qui aime le côté primitif et sauvage des choses, l’aspect débridé de la nature. Il y a peu encore, l’endroit était à n'importe quelle heure du jour le refuge d’une poignée de gamins qui jouaient au foot. Aujourd'hui la place est déserte ; l’école, ou la télé, les retient mais, malgré tout, l’île se dépeuple. Des commerces dont j'ai gardé le souvenir, il ne reste autour de la place qu'un quincaillier, avec d'antiques moulins à légumes empilés dans sa vitrine et un bar-restaurant dont les tables de fer rouillent au soleil sous une fine couche de sable gris déposé par le vent. Un vent glacial et chargé d'iode qui vient du large. C’est cette bise qui fait que les maisons, pressées les unes contre les autres comme les doigts d’un poing, sont toujours hermétiquement closes. Aveugles et sourdes. Dans cette île, je l’avais remarqué, les gens ne voient et n'entendent jamais rien.
  Nous avions fait l'amour sous le porche de l'église, un après-midi comme celui-là, mais tous les après-midi, dans l'île, sont semblables à celui-là, près des anges de pierre en loques qui semblaient faire le guet pour nous. Personne dans le village n'avait fait de réflexions, pourtant ils nous observaient derrière leurs volets. Nous aurions pu pousser une porte, n’importe laquelle dans n’importe quelle maison, et dire : Nous cherchons un coin pour faire l’amour ; je suis convaincu qu'on nous aurait montré le chemin de la chambre à coucher ou un divan dans la pièce la plus fraîche. C'était déjà comme ça du temps où les voiliers de haute mer accostaient, surtout ceux venus du Nord. Les marins entraient chez les gens et cherchaient les femmes. C’est ainsi qu’on évitait la consanguinité dans l’île.
   - Mina ? Je ne vois pas qui c'est, me répond le patron du bar-restaurant. Je ne suis ici que depuis peu. Avant je travaillais à l'autre bout de l'île, dans la conserverie d'anchois. Un jour, j'en ai eu marre de l'odeur et j'ai rassemblé mes économies...
  Ses parents habitent encore dans la rue du Port, une ruelle puant le poisson, encombrée de poubelles et de vélomoteurs qui descend en pente raide et en escaliers vers le port des pêcheurs. C'est la vieille Doria, sa tante, qui m'ouvre. Elle avait à peine quarante ans à notre époque et nous l'appelions déjà la vieille. Elle porte les mêmes vêtements noirs fermés au cou et aux manches.
  - Mina ? Si tu crois qu'elle t'a attendu, pauvre écervelé ! C'était bien assez quand tu partais sur le continent pour ton école de curés et que toute la semaine elle faisait les cents pas sur le quai, à attendre le retour du ferry. Elle t'attendait avec la patience d'un chien, à user sa culotte sur le mur de la digue et à s'abîmer les yeux à regarder la mer... Le jour où elle a compris que tu ne reviendrais plus, elle s'est mariée avec un pêcheur de Saint-Clément et elle n'est presque plus revenue ici. C'est un dénommé Joss. Tu verras, il est toujours à bord de son bateau, même quand il n'est pas en mer, et le bateau s'appelle "La Mina"...
   Pour se rendre à pied à Saint-Clément il faut suivre le sentier des douaniers, au bord de la falaise, sur cinq ou six kilomètres, au ras du vide parfois. On est assourdi par les vagues qui cognent à dix mètres au-dessous de vous et gelé par le vent qui vous pèle la peau. Je l'ai pris des centaines de fois ce chemin, et en courant encore. Mon père était fonctionnaire à Saint-Clément. Un jour, il a été muté sur le continent. C'est aussi pour cette raison que je ne suis plus revenu dans l'île. Et puis, elle s'est mariée si vite. Le sentier est resté tel qu'il était il y a vingt ans. Je retrouve l’abri dans le rocher où nous nous réfugions pour nous protéger du vent ou de la pluie, et pour nous embrasser. Je cale mes fesses dans ce que je crois être l'empreinte de nos corps, mais qui est certainement celle de tous les amoureux de l’île et je ferme les yeux pour mieux ressentir sous mes reins les coups de boutoir des vagues tels que nous les ressentions alors. Mystère sacré de la première peau qui vous fut donnée de caresser, soyeuse et tiède, et de ces premiers gestes d’amour, si neufs, qu'ensuite on ne fera plus que répéter. En pensant à elle. À Mina.
   Joss est effectivement assis sur la plage arrière de son bateau. Il fume une cigarette en ravaudant un filet d'une jolie couleur vert tendre. Le bateau est vert lui aussi mais d'un vert plus foncé et il porte le nom de Mina, en lettres blanches sur la poupe. Joss est noiraud, de peau, de tignasse et de barbe. Il me regarde venir à lui sur le madrier qui tient lieu d'échelle de coupée et examine mon complet blanc qui détonne au milieu des pantalons de toile épaisse, des chemises de coton rude et des espadrilles des autochtones. Avec mes cheveux blonds et ma haute taille, il me prend pour un touriste et son oeil, d'interrogatif devient rigolard. Il va me proposer un de ces coquillages que les pêcheurs récupèrent dans leurs filets et qui restent ensuite au fond des cales, à attendre l'étranger qui les paiera dix fois leur prix. Il a des yeux gris-bleu, est plutôt petit, maigre et musclé comme un renard. Il me bredouille quelques mots en anglais et me propose ses fameux coquillages. Je lui réponds dans notre patois et ça lui cloue le bec. Je me nomme. Il paraît surpris et incrédule. La fumée de sa cigarette monte toute droite entre nous, comme une lame. 
   - Mina m'a parlé de vous, me dit-il au bout d'un silence, comme s'il faisait le tri des confidences qu'il pouvait me faire. Je vous connaissais bien avant que nous nous mariions. Vos habitudes, vos qualités surtout, car vous n'aviez aucun défaut, comparé à moi. Une fois marié, rien n'a changé. Même en amour vous étiez le plus fort, l'imbattable, le champion de la caresse et du baiser, le roi du septième ciel. J'avais trop de handicaps à surmonter. Sauf à la pêche. Là j'étais le meilleur. Mais Mina s'en foutait de ma pêche. J'avais beau lui offrir des robes, des peignes ou des parfums, elle les regardait à peine. L'instant d'après, pour un rien, un mot de trop, un geste mal venu, vous étiez là, de nouveau entre nous. Ça a duré comme ça dix ans, puis elle m'a plaqué. Elle est allée vivre en haut, dans la partie ancienne du village. Elle y vendait des babioles pour les touristes sur un petit éventaire. Au début, j'allais la voir presque chaque semaine, pour lui proposer de reprendre notre vie commune. Elle me riait au nez. Elle fait la pute sur le continent, disent certains. Moi je m'en fous, nous sommes séparés maintenant. Chacun sa vie...
  Saint-Clément ressemble à n’importe quel village de l'île. Même église tournée vers la mer, même esplanade sans arbres où en ce moment rôtit un car immatriculé en Allemagne. Une demi-douzaine de femmes du pays, en robe folklorique de laine rouge, corsage brodé et fichu noir, font le siège des touristes. Elles proposent des camelotes de paille tressée et les fichus coquillages rose pâle veinés de bleu. Deux sont plutôt jolies et tournent autour des hommes, de l'air de chercher à vendre autre chose que ce qu'elles ont dans leur panier. J'attends que les Allemands s'en aillent pour interroger la plus âgée. 
   - Mina ? Oui, elle a travaillé ici, avec nous, pendant plusieurs années... Non, elle n'est pas partie avec un autre. Elle n'aimait guère les hommes en fait. Elle se moquait d'eux, tout le temps. Elle répétait partout qu'il ne fallait pas leur faire confiance. Pourtant, c'était une femme belle et provocante qui avait du succès. Son mari piquait des colères terribles pour qu'elle revienne chez lui. Il la battait, en pleine rue, sous nos yeux. Son nez, ses lèvres saignaient après ces pugilats, comme ceux d'un boxeur. La police est loin, sur le continent, et le maire affirmait que c'était les affaires du ménage, pas les siennes.
  - Elle disait qu'il la tuerait, murmure une des vendeuses qui s'est approchée. Maintenant on ne sait plus où elle est. Joss dit qu'elle est partie sur le continent.
   - Depuis six mois, elle aurait pu nous envoyer une carte postale, ajoute une autre... C'est moi qui en ai parlé au maire. Nous sommes inquiètes de ce silence.
   Sur la lande, nous avions "notre maison" où nous nous retrouvions pour jouer à "quand nous serons mariés..." C'était une cabane de berger, ou de chasseur, peut-être de contrebandier, abandonnée et enfouie, cachée, dans ces maquis d’épineux robustes et agressifs qui vous déchirent les vêtements au passage. Mina disait qu'elle avait appartenu à son arrière-grand-père qui élevait des moutons. Elle aimait passionnément cet endroit isolé que nous croyions être seuls à connaître. Elle s'y réfugiait quand j'étais au lycée ; je ne revenais dans l'île que le samedi et le dimanche. Elle faisait le ménage et colmatait les gouttières en m'attendant. Nous y avions une litière de paille et de genêts ; en hiver, nous allumions des feux de brindilles dans la cheminée. 
   Le maquis est toujours aussi hargneux et j'abandonne aux ronces un morceau de ma veste. La cabane n'a guère changé ce qui prouve qu'elle a été entretenue, juste la toiture un peu plus affaissée. Je pousse la porte et une puanteur me fait reculer. J'ouvre en grand porte et volet. J'attends un peu avant d'entrer. De toutes façons, je sais ce que je vais y trouver. Elle est étendue sur le sol, devant la cheminée. En réalité, ce qu'il reste d’elle. Le crâne est enfoncé, près de la tempe. Elle porte une robe rouge, assez semblable à celle qu'elle mettait quand elle venait m'attendre au débarcadère. Je reconnais le collier avec la médaille qu'elle tenait de sa mère, une pièce d'or avec une chouette gravée. Elle n'est pas morte sur le coup et elle a tracé trois mots sur le sol de terre battue.
  Mon enquête est bouclée en un temps record, le divisionnaire sera content. Joss à refusé de reconnaître son crime, naturellement, mais tout l'accable, à commencer par les témoignages des vendeuses. Il dit qu'il était en mer à la période durant laquelle Mina est supposée avoir trouvé la mort. Le maire m'a parlé d'un voyageur débarqué en douce en canot à moteur aux environs de Noël, qui serait resté deux jours à errer sur la lande. Un individu que personne n'a vu de près, bien entendu, et qui est reparti comme il est venu. De tout ça, je m'en fous et je l'ai dit au maire. Mon travail, c'est de mener Joss devant le juge, sur le continent. Restent ces trois mots péniblement écrits sur la terre battue par Mina : "Joss je t'aime". Ça m'a surpris de lire ça. Je l'ai effacé et je n'ai laissé que le prénom de ce salaud. Je ne pensais pas que Mina pouvait survivre, même quelques heures, à un pareil coup sur la tempe et surtout qu'elle soit amoureuse de Joss. En débarquant j’étais persuadé qu’elle m’aimait encore, qu'elle m'attendait. J'ai dû déchanter. Une vraie tigresse folle furieuse quand je me suis approché d’elle. Comme quoi on se trompe facilement sur la nature des femmes et sur la force de leur amour.
     
©Jean-Bernard Papi © (Extrait de Socrate et les technocrates.2004)