Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
                                     La vie de Rancé,  2ème partie



   Pas une seule fois il ne plaisanta, taraudé par sa maladie probablement et ému par le sérieux des propos, lui qui passait pour un boute-en-train. Il n’osa pas cependant leur parler de Rancé. Ce sera pour plus tard, s’était-il promis. Sur le pas de la porte le patron le prit par le bras, familièrement.
  - Je vous comprends monsieur Antoine, mais il faut que je fasse marcher ma boutique, lui dit-il. Alors si vous le voulez bien, il vaudrait mieux que vous preniez vos repas ailleurs, chez les Petites Sœurs des pauvres ou à l’Armée du salut. L’un et l’autre ont un refuge pas loin. Maintenant si vous tenez à prendre vos repas chez nous, je vous ferai des chips et des sardines à l’huile à condition que vous passiez vers quinze heures, après le coup de feu et le dernier client. J’ai une famille, des charges, des impôts à payer…   
   Il lui répliqua que, en tant que gastronome repenti, il admettait fort bien ses réticences et que son intention n’était pas de faire passer son établissement pour une gargote de bord de mer ou pour un réfectoire de monastère. Mais intérieurement il était ulcéré. Ils étaient manifestement de trop, lui et Rancé, dans ce monde de profit et de chacun pour soi ; même dans ce modeste boui-boui, dans lequel il croyait s’être fait des amis, on ne pensait finalement qu’au fric. Il avait bien fait, se dit-il d’opérer un virage à cent quatre-vingt degrés. À dater d’aujourd’hui, tout ce que l’air du temps charrie de futilité, de soumission à la mode, de jouissance égoïste sera à jamais banni ! se jura-t-il. Pour cela, il devait fréquenter d’autres lieux et d’autres gens, pas des faux-culs prêts à vous poignarder dans le dos. Des endroits inconnus de lui mais qui correspondaient désormais aux besoins de son âme et de son corps. Comme la Trappe correspondait à la nouvelle vie de Rancé.
   L’Armée du salut, quelques stations de métro plus loin, en la personne d’un officier glabre et maigre, à la bouche étroite comme une fente de tirelire, lui ouvrit toutes grandes ses portes après l’avoir écouté patiemment. Quelqu’un qui n’entrait pas chez eux avec le seul souci de se remplir la panse, mais au contraire le cœur et la tête débordants de sujets hautement spirituels comblait l’officier. Surtout lorsqu’il déposa sur une table ses costumes et ses chemises sur mesure, tous achetés dans les meilleures boutiques de Rome ou de Londres. Un sérieux gage de renoncement à la vie mondaine. Le souvenir de l’hôtel Imperator à Rome et du King’s Palace de Londres, les suites qu’il y réservait, lui fit quand même verser quelques larmes. Autant la qualité de la nourriture lui était devenue indifférente, autant ne plus revoir la Tour de Londres, les bords du Tibre au petit jour ou les balades sur le Danube, le peinaient infiniment. Mais à quoi bon, les dés étaient jetés.
   L’officier le consola du mieux possible et tout de suite lui fit l'éloge des valeurs chrétiennes. Heureuse surprise, l’officier lui parla le premier de Rancé. En échange, il promit à l'officier de prier plusieurs fois par jour, de prendre ses repas dans le refuge en compagnie des humbles et d’aider la communauté au prorata de ses forces. L’officier à son tour fit le serment de l’accompagner tout au long de son calvaire et de lui fermer les yeux le moment venu. Il aurait refusé venant de n’importe qui d’autre. Mais il avait en face de lui, en la personne de l’officier, quelqu’un qui avait compris qu’il avait affaire à un catéchumène de premier choix. De son côté, Antoine s’apercevra très vite qu’avec cet homme pour mentor il lui sera difficile de faire un écart et d’oublier la Trappe.
   L’officier lui prêta des livres empruntés à la bibliothèque de l’Armée du salut. Les philosophes chrétiens et quelques mystiques y tenaient la première place, figuraient aussi, et tout naturellement, les écrits, d’une haute teneur morale, de l’abbé de Rancé lui-même. Les mois passèrent. Dans son existence précédente, si l’on peut dire, il se contraignait à lire les manuscrits, en diagonale tout de même, qui lui parvenaient et tout ce que la maison d’édition produisait. Ordinairement il détestait lire et même la page des sports ou les faits divers d’un journal le faisait bailler. Et voici qu’il dévorait ces livres pieux tout le jour et une partie de la nuit. Il n’avait pas poussé l’ascétisme jusqu’à supprimer l’électricité mais il ne buvait plus que de l’eau, ne fumait plus et la teneur de ses repas était digne de la gamelle d’un fakir. En compagnie de l’officier, après une courte prière et le bénédicité, ils avalaient leur brouet en trois minutes car cent tâches impérieuses les attendaient. À l’image de son compagnon, et probablement à celle de Rancé, il devint maigre, jaune et austère.
   Depuis le jour où Loubine lui avait annoncé sa mort prochaine, il ne répondait plus au courrier, à quoi bon. Mais il réglait ses factures et avait même remboursé ses dettes. Il ne voulait pas disparaître en état de forfaiture. Il avait, cela va sans dire, coupé sa ligne téléphonique et jeté ses téléphones portables, il en avait trois, dans la chasse d’eau où ils barbotaient depuis. Son ordinateur ne lui servait plus qu’à consulter les bibliothèques sur l’Internet, surtout celle du Vatican. Ses consoles de jeux, son baladeur MP3 et ses babioles de haute technologie avaient été balancés dans une poubelle. Il époussetait à peine dans son appartement et parfois n’ouvrait même pas ses persiennes faute de temps, vu qu’il lui était compté. Il avait tant à faire pour rattraper son retard car chaque page lue témoignait un peu plus de son ignorance.
   L’officier qui lui procurait les livres, lorsqu’il prenait l’escalier pour les lui apporter s’effondrait littéralement sous leur poids en arrivant. La théologie passionnait Antoine, les vies des martyrs le portaient aux nues, la misère du monde et l’aveuglement des Etats lui faisaient verser des torrents de larmes. Ses uniques lieux de promenade étaient les déambulatoires des églises et les allées du Père-Lachaise. Son teint était devenu un tantinet plombé mais il n’en avait cure. C’est la maladie qui suit son cours, soupirait-il lorsqu’il passait devant un miroir. Se rapprocher de Dieu a un prix. Il était cependant surpris de ne sentir aucune douleur même fugace, pas même de la lassitude, bien au contraire. « Cette maladie est bien curieuse et les métastases se comportent bizarrement », admettait-il devant l’officier, lorsqu’ils venaient à en parler.
   Six mois après sa visite chez le médecin, et comme pour contrarier Loubine, il se sentait, au physique délicieusement bien. Son corps était apaisé, dépourvu de toutes tensions et disponible pour toutes les fatigues. Un jour où il était en retard il courut sans efforts jusque chez l’officier. Si mon agonie se passe aussi agréablement, pensait-il, j’aurais bien tort de dramatiser. Comme un ermite dans le désert, il admettait avoir dompté son corps. Totalement. Au bout de sept mois, comme il se sentait capable de courir un marathon, l’officier lui conseilla d’aller voir un médecin. Il se portait trop bien pour un mourant. Il rassura son ami.
   - Cela viendra d’un coup. Il ne faut pas s’inquiéter. J’ai apprivoisé les métastases et elles filent doux. Inutile donc de les tarabuster. Mais je suis certain qu’elles préparent un retour en force, ce sera pour demain ou après-demain…
   L’après-demain fut rapidement là et plusieurs mois passèrent encore. Pour n’importe quelle tâche, il déployait la force d’un cheval et l’endurance d’un bœuf, alors que le poids d’une mouche aurait dû le terrasser. Le premier médecin qu’il sollicita lui rit au nez et se fâcha, croyant qu’il tentait de lui arracher sournoisement un congé de maladie. Il lui conseillera d’aller consulter un spécialiste. C’est ainsi qu’il retourna chez le professeur Loubine…
   - Franchement, de quoi vous plaignez-vous ? Conclut cet aimable professeur, et écrivain, après leur troisième whisky. D’accord vous n’avez plus de travail et plus d’argent, vos amis vous ont tourné le dos et vos relations d’affaire ont disparu, mais vous avez le bien le plus inestimable, la santé. Car la santé voyez-vous, et je suis bien placé pour en parler, vaut toutes les fortunes, y compris les bonnes fortunes. Tenez, je vais vous faire une fleur, je vous fais cadeau du prix de ma consultation. C’est un détail insignifiant mais si vous saviez comme les plus petits détails sont importants dans notre profession. Je vous laisse avec ma nouvelle infirmière car j’ai des consultations en cours…
   L’infirmière, fort jolie et bien faite, fit tomber quelques glaçons dans un quatrième whisky, remplit son propre verre et vint s’asseoir familièrement sur l’accoudoir du fauteuil dans lequel il s’enfonçait. Il huma le parfum subtil de la jeune femme et ferma les yeux, comblé par la perspective de cette nouvelle vie qui jaillissait d’un coup, dans un ciel redevenu serein, à la manière du plus beau des feux d’artifice. J’ai droit à une vie supplémentaire, admit-il le cœur gonflé de bonheur et de reconnaissance. C’est alors qu’il comprit que pour consommer cette vie qui s’annonçait, il n’avait absolument pas l’étoffe d’un trappiste. 
 
Jean-Bernard Papi © (in Saintonge Littéraire)