Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  

                 Acte 3

 Dans la salle à manger. Marie-Cat, Monsieur Jean, Charles-Albert sont à la même table, quelques pensionnaires boivent du chocolat dans des bols. Monsieur Jean n'a rien devant lui.
                                            
 Marie-Cat 
 Voulez-vous la moitié de mon bol de chocolat Monsieur Jean ?... C'est qu'aussi, vous ne vous êtes guère dépêché pour rentrer. Vous êtes arrivé au moins cinq minutes après tout le monde.
 Monsieur Jean  
 J'aurais pu aller plus vite, mais si je m'étais dépêché, c'est Anselme qui en aurait été privé. Avec ses cannes, il se traîne. Pour une fois qu'il se promenait dans le jardin... Et puis je déteste le chocolat. Comme mademoiselle Justine ne le sait pas, ça me permet de me poser en martyr. (Il rit).

Marie-Cat  
 Dans le fond vous êtes un vrai brave homme.
 
Monsieur Jean  
 Pendant longtemps on a dit de moi que j'étais dur, inflexible, borné, sectaire, mais jamais on m'a traité de brave homme. C'est l'âge qui fait que le vinaigre parfois se transforme en liqueur. Dans mon cas c'est un vrai miracle. Si vous m'aviez connu, il y a encore dix ans, vous n'auriez pas dit ça.
 
Marie-Cat  
 Moi non plus je n'étais pas une sainte. Dans ma jeunesse ...
 
Monsieur Jean (lui coupe la parole)
 Et si nous parlions de notre voyage.
 
Charles-Albert (fort
 Notre voyage ?
 
Monsieur Jean  
 Ne criez pas comme ça !
Ils rapprochent leurs têtes.
 Monsieur Jean (chuchotant
 Nous allons aller voir le Rocher de la Vierge.
 
Marie-Cat (bat des mains)
 Quand partons-nous ?
 
Monsieur Jean  
 Ce soir. C'est en voyant Anselme béquiller dans l'allée du jardin que le courage de partir m'est venu. Il serrait les dents et se traînait vers son chocolat comme un escargot vers une laitue ! Quelle volonté il mettait dans ses béquilles ! Mais plus banalement aussi, Anselme est un ancien de la Compagnie Nationale des Diligences, Tramways et Trains, la CNDTT et il en connaît presque par cœur les itinéraires et les horaires.
 
Charles-Albert  
 Mais ces horaires seront-ils à jour ? Ça a dû changer depuis qu'il est parti.
 
Monsieur Jean 
 C'est un risque à courir. De toute manière, un tram ou un train c'est visible, ça ne se déménage pas comme une auto. S'il y a des rails par exemple dans la ville, il y a des trams ! « Et s'il y a des trams, il y a des voyageurs, et des gares pour accueillir ces voyageurs tout au bout des rails ». Je cite la publicité de la CNDTT. Les horaires ne sont pas importants, l'essentiel est que ces trams, ces trains ou même ces diligences partent et arrivent quelque part. Et je suis persuadé qu'ils le font, puisque c'est pour ça qu'ils roulent.
 
Charles-Albert  
 Je n'ai pas tout compris dans votre démonstration, mais il n'empêche, je suis sceptique tout de même à propos d'Anselme !
 
Monsieur Jean (dignement) 
 Si vous vous méfiez de mon plan, je ne vous oblige pas à nous suivre.
 
Charles-Albert  
 Je n'ai pas dit ça ! Je pars avec vous, naturellement.
 
Monsieur Jean  
 A la bonne heure ! Nous emporterons un bagage allégé. Et n'oublions pas nos médicaments.
 
Marie-Cat  
 A ce propos, prenez-vous ces pilules blanches que l'infirmière dépose chaque soir sur ma table de nuit ?
 
Charles-Albert  
 Ce sont des tranquillisants. Les grabataires du rez-de-chaussée en prennent plus de dix par jour, m'a dit Doux-Jésus. Ils pissent sous eux, mais sont calmes et sereins comme des bûches. On ne les entend jamais... Moi, leurs pilules, je les jette dans les toilettes.
 
Marie-Cat  
 Vous faites bien de me prévenir.
 
Monsieur Jean
 Prenez juste les vêtements nécessaires pour deux jours, trois au maximum, un caleçon et une paire de chaussettes feront l'affaire. Je verrai avec Doux-Jésus pour obtenir des provisions, je lui raconterai une fable quelconque. Elle adore les contes à dormir debout.
 
Marie-Cat  
 J'arroserai quand même mon géranium avant de partir... Et si on ne revenait pas ?
 
Monsieur Jean  
 Que voulez-vous dire.
 
Marie-Cat  
 Et bien, si nous nous perdons en route, par exemple.
 
Monsieur Jean  
 Je veux bien croire que nous soyons tous à demi gâteux, mais tout de même, nous n'allons pas en Amazonie et nous ne serons absents que trois ou quatre jours... Avez-vous de l'argent ?
 
Charles-Albert 
 J'en ai un peu, qu'une de mes filles m'a donné, il y a trois ans, quand on a vendu la villa de Menton. Oh, pas beaucoup cinq cent mille francs.
 
Marie-Cat (siffle
 Fichtre !
 
Charles-Albert  
 Je veux dire cinq mille francs d'aujourd'hui.
 
Monsieur Jean  
 Là, ce n'est pas beaucoup ! Pour une villa, surtout à Menton. C'était un cabanon dans l'arrière pays ?
 
Charles-Albert  
 Non, une villa de sept pièces près du port. Mais il a fallu payer les droits, les taxes, le notaire et je ne sais plus quoi ou qui... Oh, et puis je le sais bien qu'ils se sont fichus de moi ! Qu'ils m'ont baisé en beauté. Mais les filles disaient que, dans La Maison des Oiseaux, je n'aurais besoin de rien, que je touchais une bonne retraite, que l'argent de la villa leur servirait aussi pour venir me voir tous les mois.
 
Marie-Cat  
 Et alors ?
 
Charles-Albert 
 Rien. Pas une visite. Je reçois une lettre par-ci, par-là. On m'annonce la naissance de gamins que je ne vois pas grandir, j'ai même de la peine à savoir combien il y en a au total. Quant aux prénoms, je mélange les Jules, les Arthur, les Framboise, les Hétylène avec un H, Les Fridoline et autres Maridiane. J'apprends par une carte postale que l'on vend une maison, que l'on achète un gros 4x4 amphibie pour rouler dans Versailles. De temps en temps, on me tarabuste au téléphone pour que je liquide aussi mon livret de caisse d'épargne.
 
Monsieur Jean  
 Ne le faites pas, malheureux !
 
Charles-Albert  
 J'ai toujours la procuration sur moi, signée mais avec le nom du bénéficiaire en blanc. (Il sort de son portefeuille une procuration et la pose à plat sur la table) Vous pouvez vérifier... Ça les tient en haleine.
 
Marie-Cat  
 Moi, j'ai mille francs en billets. Plus un dépôt chez la mère super.
 
Monsieur Jean  
 Inutile de mettre la puce à l'oreille de la mère supérieure. Avec mes deux mille, on devrait y arriver. Reste à tracer l'itinéraire.
 
Il se lève et disparaît en coulisse.
 
Charles-Albert 
 C'est un curieux homme, avant que vous n'arriviez, juste bonjour, bonsoir, à peine plus. On aurait dit qu'il fuyait le monde et quand il parle de son passé on devine que ce n'est pas du nanan.
 
Marie-Cat 
 Qu'est-ce que vous croyez ! Qu'il a tué père et mère ! Nous avons tous eu une vie, et pour peu qu'elle n'ait pas ressemblé à celle d'un poisson rouge, nous avons aussi commis de mauvaises actions. Mais aucune ne nous a enrichis. Si c'était le cas, nous ne serions pas dans La Maison des Oiseaux.
 
Charles-Albert  
 Comme organisateur monsieur Jean se pose un peu là, on dirait !
 
Retour de Monsieur Jean avec une carte routière qu'il ouvre devant lui sur la table. Au moment où il va parler mademoiselle Justine s'approche de la table.
 
Mademoiselle Justine (ironique)
 Vous partez en voyage, cher monsieur ?
 
Monsieur Jean (debout et sur le même ton)
 Si j'en avais les moyens, chère Justine, je vous paierais bien une balade en Grèce, on y fait d'aimables et torrides rencontres.
 
Rires des pensionnaires.
 Mademoiselle Justine  
 Goujat ! Vieux dégoûtant ! Si ce n'est pas malheureux, ça tient à peine debout, c'est à la charge de la société et ça la ramène avec des obscénités. Vous serez privé de crème fouettée ce soir !
 
Marie-Cat  
 J'en connais une qui devrait se faire fouetter justement, ça lui éclaircirait les humeurs et lui adoucirait le tempérament.
 
 Rires de Charles-Albert et de Monsieur Jean, tandis que mademoiselle Justine tourne le dos dignement.
 Charles-Albert 
  Vous lui avez cloué le bec à cette vicelarde.
 
Monsieur Jean (s'assoit
 Revenons à la carte. Normalement, par la route c'est facile.
 
Charles-Albert  
 Vous voulez louer une auto ?
 
Monsieur Jean  
 Non, nous devons prendre le tramway ou le train. Ça nous coûterait trop cher de louer une auto. Et puis, je ne retrouve plus mon permis de conduire. Je ne sais même plus ce que j'en ai fait
 
Charles-Albert 
 Moi, j'ai de l'hypertension et mon cœur ne va pas trop bien...
 
Marie-Cat
 Prenons le tramway, ou le train, c'est moins fatigant. Et puis à nos âges on nous fera des prix.
 
Monsieur Jean se lève et va vers un pensionnaire qui termine sa collation à une table voisine.
 
Monsieur Jean  
 Anselme, on a besoin de tes lumières. Viens à notre table s'il te plaît.
 
Anselme (se lève en bougonnant)
 Qu'est-ce que vous me voulez ? J'ai mon feuilleton à la télé qui va commencer. Ce soir Bobby devrait demander Maggy en mariage. (Il prend néanmoins ses cannes et suit Monsieur Jean)
 
Anselme (s'asseyant
 Bon, c'est pour quoi ?
 
Monsieur Jean 
 C'est pour savoir comment aller au Rocher de la Vierge.
 
Anselme 
 Dans ce cas, il faut que j'aille chercher ma doc... (Pour lui-même) : Je vais rater mon feuilleton, je vois ça gros comme une locomotive. (Soupir)
 
Il quitte la salle à manger.
 
Marie-Cat 
 Il en a pour longtemps ?
 
Charles-Albert  
 Non. Sa chambre est à côté. Il a mis du temps à l'avoir. Au début, il était logé tout au bout de l'étage. A chaque fois que quelqu'un clabotait, il prenait sa chambre, si elle était plus proche du réfectoire que la sienne. Maintenant, il est content, il est logé à deux pas de la cantine et de la télé. Faut dire aussi qu'avec ses jambes, c'est mieux pour lui.
 
Marie-Cat  
 Il travaillait à la CNDTT soit, mais est-il si compétent que ça en tramways, diligences et trains ?
 
Monsieur Jean  
 Il me l'a dit un jour.
 
Retour d'Anselme avec un gros livre sous le bras qui se révélera être un horaire de la CNDTT. Il ajuste ses lunettes, feuillette et s'arrête sur une page.
 
Anselme  
 Le Rocher de la Vierge, c'est bien ça ?
 
Monsieur Jean 
 C'est cela oui.
 
Anselme 
 En diligence, en tramway ou en train ?
 
Monsieur Jean  
 Le plus rapidement possible.
 
Anselme  
 Alors le train. Départ le matin ou en soirée ?
 
Monsieur Jean  
 En soirée, pour trois et en seconde classe.
 
Anselme  
 Avec fauteuil-couchette ?
 
Monsieur Jean  
 La question est pertinente. Marie-Cat, Charles-Albert, prenons-nous des fauteuils-couchettes ?
 
Marie-Cat  
 Oui, oui, mais près d'une fenêtre pour moi, et pas sur les roues.
Charles-Albert a un geste évasif et ne répond pas.
 
Anselme  
 Parfait, dans ce cas départ à 21 h 8 en diligence jusqu'à Pouillac. Il ne faudra pas chômer en route, une panne d'essieu ou de lanterne et c'est fichu, il n'y a que deux minutes d'attente pour la correspondance avec le train-couchette de 22 h 33. De nuit, de Pouillac au Rocher de la Vierge, c'est direct, arrivée à 10 h 45 le lendemain... Autrement de jour, il y a des détours. Et pour le retour ?
 
Monsieur Jean  
 Nous verrons sur place.
 
Anselme  
 Dans ce cas, je dois aller avec vous. Service public avant tout.
 
Charles-Albert  
 Avec vos cannes ?
 
Anselme  
 Je peux marcher sans elles. Je joue à l'infirme pour que mademoiselle Justine me foute la paix. Quand elle me voit clopiner elle n'ose pas trop m'engueuler. En plus je suis dispensé de travailler à l'atelier de poupées l'après-midi, pour ne pas fatiguer mes jambes. Emmenez-moi, moi je voyage gratuit, pour les anciens de la Compagnie c'est gratuit, autant en profiter encore un peu.
 
Monsieur Jean 
 Après tout, pourquoi pas si les autres sont d'accord. Mais ton feuilleton ?
 
Anselme  
 Mon feuilleton ? C'est juste pour voir du pays et des mini-jupes. La réalité, c'est quand même mieux.
 
Monsieur Jean (se levant) 
 Bon, il ne me reste plus qu'à m'occuper du pique-nique auprès de Doux-Jésus. Venez Charles-Albert, on va l'attendre à la sortie de sa messe. Pour tout le monde : Rendez-vous dans le jardin à 19 heures, après le repas. Ne vous faites pas repérer. Si on vous demande quelque chose à propos de vos baluchons, dites que c'est des boules de pétanque ou un tricot. Pour ceux qui n'ont rien pour loger leur bagage, je dois avoir encore deux ou trois poches en plastique d'un supermarché de chez moi. Inutile de manger ensemble ce soir, on aurait l'air de comploteurs. (Monsieur Jean et Charles-Albert sortent).
 
Anselme 
  A pied, la gare des diligences est à une demi heure d'ici, trois quarts d'heure pour des croulants comme nous. Je la connais bien cette gare, j'y étais stagiaire... en quarante ou en cinquante. C'était à l'époque une petite gare avec des verrières bleues et de la faïence rose sur les murs. En été, et entre deux diligences, on servait de la citronnade glacée aux voyageurs sous des parasols jaunes, dans le jardin du chef de gare...
 
Marie-Cat 
 Et vos horaires, ils datent de quand, mon bon ?
 
Anselme 
 Des années cinquante, pourquoi ?
 
Marie-Cat (pour elle) 
 Pour rien. Ça promet, ce voyage...

à suivre