Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
     Depuis l'époque de sa thèse, Socrate connaissait la vallée, et ses trésors, comme sa poche. La chapelle des Templiers dans la montagne, l'ancienne voie romaine utilisée encore au début du siècle dernier par les gens de la vallée, le donjon médiéval aujourd'hui écroulé dans lequel le vieux curé qui l'accompagnait alors voyait un ancien poste de surveillance romain, les restes à peine visibles d'un prieuré du temps de la peste, tout cela, il l'avait visité plus de dix fois. Il suffisait de dégager les arbustes qui avaient poussé sur les ruines et de gratter un peu pour récupérer bon nombre de pièces historiques intéressantes.
   Daniel rappela sèchement ceux qui faisaient leur baluchon. Socrate sortit une carte de la vallée et distribua le travail. La tâche était énorme mais pas irréalisable. Ils partirent aussitôt, par petits groupes, dans toutes les directions en poussant devant eux des brouettes et des charrettes à bras chargées d'outils. Quelques jours plus tard, le premier groupe était de retour. Il ramenait une pierre funéraire gothique du XIVème siècle avec son gisant sculpté en demi-bosse que Socrate identifia comme celui de Dalibert le Pieux (1311-1377), le suppôt des papes avignonnais. On déposa aussi un morceau de colonne en faux dorique, une fibule mérovingienne en émail cloisonné, une brassée de pierres plates gravées de signes indéchiffrables, probablement néolithiques et un chapiteau roman sculpté d'éléphants dits à «petites oreilles» tout à fait identiques à ceux de l'église d'Aulnay-en-Saintonge.
   Socrate avait d’ailleurs, au cours de ses recherches de thésard, identifié le tailleur de pierre sculpteur de ces éléphants comme étant un certain Catinus. Celui-ci avait travaillé pour les Maures en Afrique puis en Andalousie, on perdait sa trace en Saintonge vers 1210. Socrate fut tout remué d’avoir confirmation, là, sous ses yeux, de l’immense talent de ce Catinus. Le surlendemain le dernier groupe ajouta plusieurs médaillons renaissance, une large portion d'un escalier à vis Henri II, des tessons de poterie en quantité et enfin, clou de la récolte, plus de cent pièces en bronze provenant d’une cachette sous le vieux donjon, lesquelles bien astiquées par Emma produisirent leur petit effet.
   - On dirait de l'or, murmura Daniel admiratif.
   La nuit et la journée qui leur restaient avant l'arrivée des bulldozers, fut consacrée à enterrer les vestiges en suivant avec précision les ordres de Socrate. L'historien triomphait. Même si ça ne suffisait pas à arrêter le chantier, la farce était colossale et constituait une vengeance d'une rare subtilité. Vengeance qui adoucirait son exil, car il ne se faisait guère d'illusions, le Léviathan serait le plus fort et ils seraient obligés de chercher refuge ailleurs, tôt ou tard. Les ultimes tessons étaient à peine enfouis que les derniers sapins s'abattaient devant les machines. Dans un jour tout au plus, car le sol était meuble autour du village, elles entreraient dans Saint-Andoz-le-vieux, telle l’avant-garde blindée d’une armée victorieuse. Ensuite les techniciens placeraient les explosifs dans les maisons. Socrate aimait à se dire qu'on les délogerait à la dynamite tels les guérilleros en lutte contre la voracité et la bêtise des hommes.
   Hans, juché sur une pelle mécanique monstrueuse, exhuma le premier vestige. Dalibert le Pieux au regard farouche, majestueux dans son manteau plissé, les pieds posés sur une salamandre et les mains cramponnées à la garde de son épée, semblait opposer son corps à l'avance de l'Autrichien. Hans poussa un cri de stupeur. En deux mois, ils n'avaient pas rencontré la moindre pierre antique, pas même une guitoune de cantonnier, juste des terriers de renards et de lapins. Et voici qu'à trois ou quatre kilomètres du but, surgissait un guerrier du Moyen-âge qui semblait leur interdire l'approche de ces cabanes pourries dans lesquelles, lui, Hans, avait failli perdre son âme vaillante de travailleur manuel. Le chef de chantier se montra circonspect et ordonna une progression prudente. Las, c'était un véritable site archéologique que l'on mettait à jour. Les ouvriers faillirent même se battre pour ramasser des pièces de monnaie qui semblaient avoir été perdues par un petit Poucet qui, fait curieux, s'écartait ostensiblement de Saint-Andoz-le-vieux. Le chantier qui depuis quinze jours fonçait droit devant lui, amorça un virage en angle droit, jusqu'à ce que le chef de chantier range dans son coffre toutes les clefs de contact. Un silence magnifique s'étendit alors sur la montagne.
   Renseignés au fur et à mesure par un observateur bien caché, Socrate et ses amis réfugiés dans une cave à l'autre bout du village se frottaient les mains en imaginant la perplexité des responsables face au bric-à-brac amassé près de la roulotte verte. Quarante huit heures plus tard les archéologues locaux étaient à pied d’œuvre. Ils s'étonnèrent grandement de la présence de Dalibert sans son sarcophage et de l'aspect hétéroclite des trouvailles. Mais, comme ils n'étaient ni Sherlock Holmes, ni très assurés dans leurs connaissances, c'est à dire que, comme vous et moi, ils n'étaient certains que de leur ignorance, ils émirent un avis défavorable à la traversée de cet étrange amoncellement. Du moins tant qu'il ne serait pas complètement exploré, ce qui pouvait prendre des mois, voire des années, à la condition toutefois que l'on obtienne les crédits pour le faire. Une conférence réunit les financiers et les ingénieurs et la décision de contourner Saint-Andoz-le-vieux fut adoptée à une faible majorité. Le lendemain le chantier bifurquait pour de bon et une semaine plus tard il s'éloignait définitivement. Socrate et ses amis qui s'étaient jusqu'alors terrés en s'attendant à chaque instant de recevoir les toitures sur la tête, laissèrent éclater leur allégresse. Emma sortit même plusieurs bouteilles de vin blanc qu'elle avait trouvées dans un trou de mur, le jour de son installation dans sa nouvelle maison, après l'incendie de la précédente.
   - Vous l'aurez votre boutique au bord de la route, jura Socrate en s'adressant aux deux femmes, avec une terrasse, des parasols orange et de la musique pour accueillir les touristes. Nous organiserons même une présentation de nos vestiges digne de Disney Land et je me fais fort d'en être le promoteur et même le guide.
   Tout le monde applaudit.
   - À propos, elle va servir à quoi cette route ? demanda quelqu’un.
   Le muet, qui était très lié avec Hans lorsque celui-ci habitait encore avec eux, fit des signes dans son coin en exhibant ses dents gâtées dans un rire stupide. On s'exclama.
   - Explique-toi, voyons !
   - Sois plus clair !
   - C'est pour permettre l'exploitation d'une mine, dit Daniel qui déchiffrait les grimaces du muet... dans la montagne. C'est Hans qui le lui a dit. C'est une mine d'or ? Non ! D'argent alors ? Non plus. De cuivre ? D’étain ? Le muet secouait le tête. Il fit le geste d'une explosion.
   - L'explosif, c'est pour ouvrir une carrière, dit Emma, de marbre probablement ou de pierres précieuses. Va savoir.
   Non, non ! fit le muet de la tête. Il fit semblant de mettre un masque à gaz, des bottes, des gants, une cagoule. Daniel devint livide.
   - Tu veux dire...de l'uranium ? chevrota-t-il.
   Oui, oui ! grimaça le muet, hilare et tout heureux de s'être enfin fait comprendre.

à suivre,