Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
                            Acte 5

Dans le bureau du général (Décor identique à l'acte 3), Le colonel Garcia, le Lieutenant Winter et Gerda. Gerda écrit dans un gros registre.
Le général Michal (au téléphone) :
Oui, mon cher, ça y est, les femmes du village sont dans le trou... Elles creusent avec beaucoup de vigueur. Ce sont des sportives, oui ... Et puis elles ne sont pas encore fatiguées. Nous les avons logées avec leurs hommes dans le casernement. On les entend même chanter et faire la fête pendant le repos... Ça empêche nos soldats de dormir et les sous-officiers se plaignent du bruit. Ils n'en jouent de la matraque que mieux ensuite ah ! ah !... Le rendement ? Il a augmenté naturellement. Ces gens n'aiment pas que l'on fouette leurs épouses et leurs mères, leurs filles non plus d'ailleurs. Nous en profitons ah ! ah !... Une mutinerie ? (Sombre) Oui, nous avons eu une mutinerie, le jour de l'arrivée des femmes... Beaucoup de morts ? Le maire, l'instituteur et le receveur des postes, oui fusillés, pour l'exemple... Un mal nécessaire en effet... Dans une semaine la machine sera là ? Tout sera prêt, mon cher Polder ! Tout sera prêt, pour l'anniversaire de notre estimé Bolduc, que Dieu le protège ! Une autre étoile pour moi ? Je vous remercie et vous le savez, je vous suis dévoué jusqu'à la mort !... Vous pouvez compter sur moi... Et vive Bolduc !
Le colonel Garcia :
Et nous ? Qu'a-t-il dit pour nous, pour le lieutenant et pour moi ?
Le général Michal :
Rien. Il n'a rien dit. Vous connaissez l'adage : On est toujours récompensé...
Le colonel Garcia et le lieutenant Winter (en chœur et en sourdine, presque à regret) :... en la personne de ses chefs !
Le colonel Garcia :
Ça, nous le savons, mais nous espérions une mutation dans un endroit favorable à nos carrières, dans un régiment de super élite. Et même passer au grade supérieur ! Ce que nous faisons ici doit être récompensé !
Le lieutenant Winter :
J'aimerais être affecté dans une ville de garnison où l'on s'amuse, où il y a des bals et des cinémas, une académie de billard et de jolies femmes... De toute manière on ne peut pas rester ici. Je ne me vois pas retourner chez le pharmacien du village, ou chez le marchand de vin, leur dire « Bonjour comment ça va ! » Comme si rien ne s'était passé. Ou encore jouer au billard avec le facteur, manger la cagouillade à l'auberge, saluer le nouveau maire ou le nouvel instituteur sur la place...
Le général Michal (embêté et regardant ailleurs) :
Il n'y aura plus de village.
Le colonel Garcia :
Comment ça, il n'y aura plus de village ?
Le général Michal :
Le village sera rasé, jusqu'à la dernière pierre. Méthode romaine, a dit Polder. Comme Carthage.
Le colonel Garcia :
Et les habitants seront relogés où ?
(Le général fait des gestes en montrant Gerda pour leur faire comprendre qu'il ne peut tout dire, que c'est secret.)
Le général Michal :
Les habitants du village seront... Waterloo ! Austerlitz ! Jusqu'au dernier ! Hum ? A l'aube ou au crépuscule, c'est selon. Voilà. Je serai seul ce soir. Sodome et Gomorrhe, Adolphe, Pol Pot, Eichmann, Goulag, révolution française et solution finale ! Vous me comprenez ?
Le colonel Garcia :
Pas très bien... et vous lieutenant ?
Le lieutenant Winter :
C'est un code. Mais je devine le pire.
Gerda (Ferme brusquement son registre et se lève) :
Dites-nous la vérité, général ! Qu'est-ce que vous avez mijoté, vous et ce Polder de malheur avec qui vous êtes cul et chemise, passez-moi l'expression.
Le général Michal :
Seront détruits aussi. Plus de village, plus de villageois, plus de témoins. Le secret absolu tombera sur Silav.
Gerda (pousse un cri de surprise) :
Quoi ? Mais, vous n'allez pas les tuer ? Tuer les hommes, les femmes, les enfants ! Tuer Corentin ! C'est monstrueux ! Vous êtes cinglé vous et votre abruti de copain de promotion !
Le général Michal (Sévère) :
Qui est Corentin, Gerda ? Et gardez votre calme s'il vous plaît ! Je ne vous savais pas hystérique à ce point. Quant à mon copain de promotion comme vous dites, il est ministre !
Gerda :
Corentin est mon fiancé, celui que vous avez baptisé stupidement matricule 108 ! C'est un gentil garçon qui n'a jamais fait de mal à quiconque. Il est facteur au village et tout le monde le connaît et l'aime. A vous aussi il a porté des lettres ou le journal. Vous bavardiez avec lui quand il passait pour ses étrennes. Vous lui demandiez s'il était content de son travail, s'il espérait devenir contrôleur un jour...
Le général Michal :
En effet, je m'en souviens. Un gentil garçon c'est vrai. Mais il s'est approché trop près d'un grand secret, d'un très grand secret, d'un secret impossible à supporter pour un homme ordinaire... Gerda, vous êtes militaire comme nous, vous devez obéir et vous taire !
Gerda :
Je me moque de vos ordres ! Vous, vous allez retrouver votre Florence et votre fille, et la vie continuera, ici ou ailleurs. Le Colonel et le Lieutenant seront mutés dans le poste dont ils rêvent, cela ne fait pas de doute, peut-être même avec un galon supplémentaire. Mais moi ! Moi pauvre misérable femelle que personne ne défend et ne défendra jamais, que l'on n'écoute pas, sauf quand elle annonce que le café est servi, que deviendrai-je ? Dans quelle garnison perdue m'enverra-t-on pour que je ne puisse raconter ce que j'aurais entendu aujourd'hui ? Et une fois là-bas, mon ventre réclamera Corentin quand le règlement m'ordonnera de me taire ! Que sera ma vie sans lui ? Comment pourrai-je être heureuse quand je chercherai autour de moi les enfants qu'il ne m'aura pas faits ?... Je préfère aller le rejoindre dans le trou.
Le Colonel Garcia (Sombre) :
Très bien Gerda, allez le rejoindre. Mais mettez-vous en civil.
(Gerda ouvre un placard et sort une robe blanche, des escarpins blancs et un petit chapeau. Elle s'habille avec fébrilité.)
Gerda :
Me voici civile. Je vais les rejoindre et partager leur sort. Je vous hais, vous, votre maudit trou, votre machine maudite et votre obéissance aveugle et stupide...
Le lieutenant Winter :
C'est aussi notre honneur, cette obéissance, Gerda. Sans elle, pas de victoire, pas de dévouement. Pas de dernière cartouche pour protéger une retraite, pas d'assauts libérateurs, pas de légende glorieuse. Pas d'héroïsme, pas de liberté durable ...
Gerda (Fait un geste de mépris) :
Du vent, des histoires dont tout le monde se moque... Moi, je ne demande rien d'autre à la vie que de me coucher près de Corentin et d'avoir des enfants de lui...
(Elle se dirige vers la porte. Le colonel sort derrière elle. On entend une détonation en coulisse. Le colonel rentre en refermant son étui à pistolet.)
Le général Michal :
Ce coup de feu, c'était pour Gerda ?
Le colonel Garcia :
Pour qui vouliez-vous que ce soit, une araignée ? Il fallait éviter à tout prix une autre mutinerie... (Il fait de violents efforts pour maîtriser son émotion) Elle aurait vendu, dans les cinq minutes, la mèche à son Corentin. Puisque ces gens doivent mourir autant que cela se fasse proprement.
Le lieutenant Winter
Proprement ?
Le colonel Garcia (Voix hachée) :
Je veux dire sans souffrance morale, sans choc psychologique... Enfin, avec un minimum de décence et d'efficacité... Surtout sans perte d'homme de notre côté... Nous agirons par surprise. Quand la machine sera installée et qu'elle fonctionnera... Ne croyez surtout pas que cela m'amuse lieutenant, ne le croyez surtout pas. (Il décroche un téléphone) Caporal, je vous prie de venir dans le bureau du général.
(Un silence durant lequel tous les protagonistes évitent de se regarder. On entend de nouveau les quelques mesures d’un tango joué dans le camp.
On frappe. Le colonel le regard posé sur l'uniforme abandonné par Gerda s'adresse au caporal.)
Le colonel Garcia :
Entrez caporal ! (Entre le caporal Théophile qui salue). Débarrassez-nous du corps de Gerda qui est dans les toilettes.
le caporal Théophile :
Dans les toilettes ? Le corps de Gerda ?... A vos ordres mon colonel !
Le général Michal :
Enterrement de nuit, sans tambour ni trompette, une fosse avec de la chaux vive. Vous m'avez compris ? C'est une affaire de haute trahison. Secret absolu autour de vous et en particulier envers les civils.
Le caporal Théophile :
Ce sera fait ce soir, mon général et personne n'en saura rien !
(Le caporal sort, suivi du lieutenant.)
Le général Michal :
En attendant, nous allons préparer l'arrivée de Bolduc. Il faut que ce soit une fête réussie. Mon cher Georges, je vous en charge ! Ne lésinez pas sur le champagne, les cigares et les petits fours. Polder et Bolduc doivent être satisfaits de notre travail dans les plus petits détails ! Je compte sur vous. (Il tape affectueusement sur l'épaule du colonel) Vous avez bien fait de supprimer Gerda, nous aurions eu une révolte générale qu'il aurait fallu mater dans le sang et Polder n'aurait pas été content.
(Le général sort.)
Le colonel Garcia :
J'ai tué Gerda ! Moi ! A cause de ces fantoches de Polder et de Bolduc et de ce guignol de général dont la seule aspiration, le seul signe d'humanité, est de chercher à leur faire plaisir à tout prix pour obtenir une étoile de plus ! Je l'aimais Gerda, depuis le jour ou elle est arrivée ici. J'aurais dû le lui avouer tout de suite. Elle ne serait pas alors tombée amoureuse de ce paysan et elle serait encore là... Peut-être. Mais je n'ai pas osé, pas eu le courage de le lui dire...
Si j'avais trois sous de jugeote, je foutrais le camp d'ici avant l'irréparable. Mais Polder et Bolduc ne me le pardonneraient pas.... Et puis avec le meurtre de Gerda sur le dos je n'irais pas loin, tous les sbires de Bolduc auront vite fait de me rattraper et de m'éliminer avant que je ne vende la mèche... La seule chose positive c'est que Gerda morte n'appartiendra jamais à ce maudit Corentin. Et quand lui et les autres auront disparu, plus personne, jamais, ne viendra me reprocher de l'avoir tuée.
Mon Dieu, moi qui rêvais d'égaler mon père en bravoure ! Mes plus hauts faits d'armes auront été d'assassiner la femme que j'aime et de massacrer une population d'innocents...

à suivre