Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
Polder (Dans le haut-parleur) :
L'explosif, l'explosif ? C'est pour quoi faire ça ?
Le général Michal (Penché vers le téléphone) :
Pour accélérer les travaux, mon cher Polder !
Polder :
Très bien, très bien dans ce cas. C'est une excellente initiative, ne lésinez pas sur la poudre, ce n'est pas ce qui manque ! (Rire). Où en êtes-vous maintenant.
Le général Michal :
Maintenant ? Profondément, profondément...
Polder :
Parfait, je vous en félicite. Continuez. (Il raccroche)
Le colonel Garcia :
Profondément, c'est vite dit.
Le général Michal :
Pas d'histoires Georges, si j'ai dit profondément, c'est qu'il faut être au moins à deux mètres de profondeur.
Le colonel Garcia :
Mais nous ne sommes encore qu'à cinquante centimètres à peine...
Le général Michal :
Débrouillez-vous pour aller plus vite. C'est votre affaire, pas la mienne !
(Le colonel Garcia se raidit et sort en claquant la porte tandis que l'on entend de sourdes détonations en provenance du chantier.)
                                 Acte 3

 
Le bureau du général, décor identique à l'acte précédent plus un lit de camp dans un coin, avec des couvertures grises pliées et posées sur ce lit. Gerda est occupée à classer du courrier sur sa table, Le colonel Garcia et le général Michal assis derrière leur bureau, écoutent le lieutenant Winter debout.
Le lieutenant Winter (au garde à vous) :
Mon général, je ne peux aller plus vite. Je vous l'assure. J'ai rétabli les châtiments corporels pour la troupe et malgré les coups de trique, nous n'allons pas plus rapidement pour autant. Je ne sais plus quoi faire. J'ai cinq blessés à l'infirmerie suite aux éboulements des parois du trou et je vous rappelle que les explosifs m'ont tué deux hommes. Nous n’avons plus l’habitude de les utiliser et on ne se méfie pas. Ajoutez à ça que les sous-officiers les plus anciens, qui font office de surveillants, ne creusent pas. Le manque de personnel et la fatigue font que nous allons lentement, plus lentement que prévu... Et puis, la taille de ce foutu trou n'est jamais suffisante.
Le colonel Garcia :
En effet, quand nous avons annoncé à Polder que nous avions atteint la cote moins quinze mètres, il s'est mis en colère. Il nous croyait à la cote moins vingt. A chaque profondeur que nous lui annonçons, il nous traite d'incapables et de minables. Je ne compte plus les fois où il a menacé de nous muter dans le désert ou aux pôles. Quant au diamètre du trou, par bonheur il a l'air de s'en foutre. Il ne s'intéresse qu'à la profondeur. Sinon, cela ferait des coups de gueule supplémentaires...
Le général Michal : (Les yeux tournés vers le portrait du ministre)
Georges, surveillez votre langage quand vous parlez de Polder... Il pourrait nous entendre.
Le lieutenant Winter :
Autre chose encore, pourquoi n'achetons-nous pas, ou ne louons nous pas, une pelleteuse, un bulldozer, des machines pour creuser ?
Le Général Michal :
Vous êtes bien jeune mon garçon pour comprendre. Il nous faudrait de l'argent pour ça, et l'argent est bien la dernière chose que nous pourrions obtenir du gouvernement. Et même en admettant que nous ayons de l'argent, où trouverait-on ce matériel sans mettre la puce à l'oreille de certains, espions ou journalistes ?
Le lieutenant Winter :
Même les sauvages les plus indigents sont mieux équipés que nous. Quand je pense aux Américains du Nord, à leur matériel, à leurs hommes toujours en pleine forme et bien nourris, je me demande si je n'aurais pas dû m'engager chez eux. Mon père me l'avait proposé pourtant, il aurait arrangé ça sans problème avec leur président qui est son ami, mais non il a fallu que je m'engage dans cette armée de mendiants.
Le Général Michal (Sentencieux) :
Vous n'auriez pas eu tort d’aller chez les Américains ! Voilà des gars qui savent obéir. (Il mime un Marine et son instructeur) Tu es un crétin ! Yes Sir ! Tu vas gratter le sol de ta chambre avec tes dents ! Yes Sir !... Pour commander c'est autre chose, mais pour ce qui est de l'obéissance, c'est les meilleurs du monde.
Le colonel Garcia (pensif) :
Je voudrais bien savoir pourquoi le diamètre du trou n'intéresse personne ?... Réduisez donc le diamètre Winter.
Le lieutenant Winter :
C'est déjà réduit au minimum, j'ai peur aussi que ça ne s'éboule. Nous étayons avec les moyens du bord et pour ça nous démolissons tout ce qui peut être démoli dans le camp, les douches, le stand de tir, le gymnase. Il n'y a que les prisons que nous n'avons pas touchées.
Le général Michal :
Encore heureux !
Le lieutenant Winter :
Même la cantine et le foyer y sont passés ce qui a fait râler encore un peu plus les hommes et n'a pas contribué à détendre l'atmosphère...
Le général Michal :
Et l'anniversaire de Bolduc qui ne va pas tarder... Bien qu'à la vérité nous ne sachions toujours pas quel jour il aura lieu. Ah le secret ! Ce foutu secret commence à m'emmerder ! (Il tape du pied sur le plancher) Tout ce que nous avons réussi à apprendre, c'est que c'est pour bientôt.... (Voix chevrotante et angoissée) Mon petit doigt me dit que c'est même pour très bientôt.
Le lieutenant Winter :
Je le répète, les hommes sont épuisés. Si nous devons poursuivre, de deux choses l'une, ou nous les mettons au repos pour une semaine au moins, ou nous prévoyons de les remplacer immédiatement...
Le général Michal (en colère) :
Arrêtez de gémir et de pleurnicher lieutenant ! Après le matériel les hommes, vous êtes insatiable nom de Dieu ! J'aurais dû m'y attendre venant d'un Winter ! Bien entendu vous allez me demander de les remplacer par des civils ! Petit voyou, forban ; ça un officier ? Une lavette, ouais ! Ce n'est pas vous qui allez vous colleter avec le maire du village, l'instituteur ou le receveur des postes. Des rouges sanguinaires qui discutent de tout avec une hargne moyenâgeuse et qui détestent les militaires par-dessus le marché... Quand j'ai pris le commandement de ce camp, ils sont venus me saluer et me féliciter. En réalité des loups et des renards venus avec des sourires fourbes, des paroles hypocrites et venimeuses. (Imitant la voix et l'accent du maire qui roule les r) : « Nous espérons que vous serez heureux parmi nous et que vous viendrez nous voir souvent et patati et patata ! » Quels bandits ! J'aurai été tout seul, ils me plantaient le cul sur un pal, comme au premier missionnaire venu...
(Gerda toujours plongée dans son courrier sourit et secoue la tête, incrédule.)
Le colonel Garcia (calme et coupant la parole au général) :
Naturellement mon général, nous allons remplacer nos hommes par des civils. Il n'y a que deux catégories d'individus corvéables au monde, les civils et les militaires. Pour ce qui est du maire et de l'instituteur, on les mettra dans le premier convoi, ça les calmera. Vous devriez, par contre et tout de suite, demander à Polder l'autorisation de réquisitionner le village ?
Le général Michal :
Encore moi ? Pourquoi moi. Et pourquoi si vite ? A-t-on bien étudié toutes les solutions... (Le colonel Garcia hausse les épaules et soupire d'un air excédé. Menaçant, il fait deux pas en direction du général) Bon, bon, d'accord Georges, je vais le faire tout de suite. Gerda, appelez-moi Polder s'il vous plaît. Mais si ça ne marche pas avec Polder, Georges, vous en porterez le chapeau et vous irez creuser tout seul, avec Winter !
(Le colonel Garcia s'assoit excédé, tandis que Gerda décroche le téléphone et compose le numéro. Elle tend le téléphone au général)
Le général Michal :
Polder ? C'est moi. Qui ça moi ? Cul d'ours, voyons ! Félipe Michal si tu préfères. Ton camarade de promotion. C'est ça, l'arc de triomphe, oui. Si nous avons ton portrait ? Oui, nous en avons un, dans mon bureau. Très bien, très naturel, tu n'as pas changé... Combien ? Cinq cents ! Foutre !... Mais nous en sommes ravis. Très ravis. À payer sur la caisse du foyer ? Ah bon ! (Le général Michal soupire en levant les yeux au ciel, vers le portrait de Polder). Ce qu'il y a de neuf ? Il y a que nos hommes sont épuisés... Oui épuisés ! C'est le lieutenant Winter qui l'affirme... Celui qui est allé chercher le plan... Oui, un blanc-bec, mais on peut lui faire confiance, un gars qui a failli servir chez les Américains c'est une référence... Pas question de s'arrêter ? Une question de vie ou de mort... Naturellement, j'ai bien compris ça, oui... Il faut absolument que nous réquisitionnions les civils, les hommes du village voisin... oui. (Le général repose le combiné). Polder nous donne carte blanche mais nous ne recevrons pas d'ordre écrit. Tout doit rester archi secret, il me l'a encore rappelé ; la machine, le trou et les moyens employés doivent être tenus secrets. Il nous envoi aussi cinq cents portraits de lui, pour remercier les travailleurs.
Le colonel Garcia :
Gerda, préparez les bons de réquisition pour tous les mâles du village, sans distinction d'âge. Même les enfants et les vieillards nous seront utiles. Ils peuvent verser à boire, réparer les outils et porter de menues charges. Le temps presse... (Au général) Du temps de Bolduc, nous aurions eu des ordres écrits et non des portraits.
Le lieutenant Winter :
D'après les plans de réquisition que j'ai consultés, je peux compter sur au moins cent vingt civils mâles. Je vais mettre mes sous-offs et mes soldats au repos et les préparer à leurs nouvelles tâches. Je suis soulagé, pendant un temps j'ai cru que nous aurions une révolte façon Potemkine sur les bras.
(Le lieutenant Winter sort.)
Gerda :
De quelles nouvelles tâches parle-t-il ?
Le colonel Garcia :
Des tâches de surveillance, parbleu !... Vous pensez que nous n'aurions pas du faire cette réquisition, Gerda ?
Gerda :
Je n'ai rien à dire là-dessus, seulement que les moissons sont pour bientôt et que l'espèce de blé que les gens d'ici cultivent est la seule ressource du village. Quant aux hommes du lieutenant, je les ai toujours entendus se plaindre.
Le général Michal :
Du blé ! Mais du blé, Gerda, il y en a partout ! Par contre ce trou que nous faisons est unique... voulez-vous que je vous dise ? Je claque des doigts près de la frontière, à trois kilomètres d'ici, et aussitôt le pays voisin m'amène du blé. Avec ses chars d'assaut et ses avions de guerre pour accompagner les livraisons. Car c'est ce qu'il attend le voisin, que nous l'appelions au secours pour entrer et nous rosser. A ce moment-là ce village, (Il tend le bras en direction du village) ce village Gerda, sera en première ligne, ah, ah. ! Et il sera foutu.(Il frappe du poing sur la table.) Rasé par l’ennemi !
Le colonel Garcia :
Vivement que cette machine soit installée et que l'on parle d'autre chose. Elle nous rendra tous dingues si ça continue.
Gerda :
Excusez-moi, mon général d'insister, mais vous devriez quand même interroger les soldats sur leur état de fatigue avant de faire venir les villageois... Ce n'est peut-être pas si inquiétant que ça. Ils sont costauds nos soldats et ils peuvent peut-être tenir le coup encore, juste le temps des moissons.
Le général Michal :
Je me demande ce que ça peut vous faire si ce village ne fait pas ses moissons. Mais je suis brave et on va interroger l’un des hommes, qu'en pensez-vous Georges ?
Le colonel Garcia :
Pourquoi pas. Gerda n'a pas tout à fait tort à propos de nos soldats. Interrogeons le caporal Théophile qui me semble un gaillard vigoureux. Appelez-le Gerda s'il vous plaît.
(Gerda téléphone. Presque aussitôt on frappe.)
Le colonel Garcia :
Entrez caporal !
(Le Caporal Théophile, vêtu d'un treillis gris de crasse, entre, salue, claque des talons et frappe sur sa cuisse en dégageant un nuage de poussière.)
Le général Michal :
Etes-vous fatigué, caporal ?
Le caporal Théophile (surpris) :
Fatigué ? Non ! Bien sûr que non ! Un caporal du Régiment de la Vieille Garde n'est jamais fatigué, mon général, c'est impossible, vous le savez bien !
Le colonel Garcia :
Le général veut dire fatigué de creuser.

à suivre