Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  

                                                  
 
                 
Mémoires des autres guerres.  
 


                    Un après-midi plutôt chaud. (1ère partie) 


   

   Vers midi, on apprit l'existence du cessez-le-feu par ceux qui possèdent un poste de radio dans le village. Nous ne  sommes pas riches ici et personne ne possède encore de télévision. Nous ne sommes pas nombreux non plus, une cinquantaine d'hommes, de femmes et d'enfants en me comptant, moi, Antoine,  treize ans depuis Noël dernier. Un cessez-le-feu cela voulait dire  que, dans nos montagnes, on allait pouvoir se rendre d'une vallée à  l'autre, vendre notre blé et nos fruits, sans craindre de sauter sur  une mine ou de recevoir une rafale de mitrailleuse dans le ventre. Dans ces montagnes les miliciens s'étaient beaucoup battus contre les gouvernementaux ces temps derniers, et notre village avait reçu pas mal d'obus. Jusqu'à présent ils tombaient tout autour sans faire  de victimes, sauf il y a quinze jours. Ce jour-là, j'avais suivi les hommes et les femmes qui couraient vers la rivière, vers la maison des Chardavoine. De la maison il ne restait plus qu'un gros tas de  pierres, avec des poutres enchevêtrées qui fumaient et sur  lesquelles sautillaient des flammèches. Les voisines sanglotaient, autant de chagrin que de terreur, cramponnées aux bras de leurs  maris. La grosse Léontine, qui est veuve et cousine des  Chardavoine, gémissait plus fort que tout le monde, avec des  hoquets et des reniflements rauques, s'interrompant seulement pour se moucher dans son tablier.
   - Si c'est pas malheureux cette guerre, a-t-elle dit en retrouvant son calme, et la petite Mariette qui est là-dessous. Elle montrait les gravats. Et le Louis son père, et la Suzon sa mère, et la vieille Antonina et le cochon et les poules... Seigneur, protégez-nous !
    Nous avons remué les pierres jusqu'à ce que l'on retrouve les Chardavoine. On les a allongés sur des couvertures. L'explosion avait déshabillé Mariette. Elle avait quatorze ans. Cela m'a fait un drôle d'effet de la voir sans sa large jupe noire, juste avec sa culotte pleine de sang et son corsage en charpie. Elle avait de belles jambes, longues et hâlées et de gros seins, comme ceux d'une femme, à ce qu'il me semble. Elle avait aussi la tête écrasée et un oeil arraché qui pendait au bout d'un fil glaireux. On aurait dit une grosse fraise, cet oeil. Ce qui restait de son crâne était plein de terre et de sang. Elle avait aussi été scalpée par un éclat de ferraille. Quelqu'un l'a trouvé ce morceau d'acier, tout à côté, et l'a montré, brillant et net comme un bijou. Puis, le diacre est arrivé et a exigé que l'on étale une couverture sur les corps. C'étaient mes premiers morts. Je n'en avais jamais vu auparavant.
   Juste après l'annonce du cessez-le-feu, vers midi trente, deux ou trois hommes qui buvaient l'anisette à la terrasse du bistrot de Gustine, sous les arbres de la place, se sont mis à discourir à propos des miliciens blessés que nous nourrissions depuis deux semaines. Ces miliciens qui venaient d'on ne sait où, s'étaient mis à l'abri dans une ferme abandonnée sur la route qui monte à Aubrian. Cette ferme surplombe nos maisons, et ils nous surveillaient de là-haut comme des charognards ; ils tenaient aussi le village sous le feu d'une grosse mitrailleuse. Quand on s'approche pour leur porter de la nourriture, il y en a toujours un pour vous coucher en joue jusqu'à ce que l'on soit reparti et hors de vue. Il y a surtout parmi eux un bigleux, jamais rasé, crasseux comme un sanglier, qui me donne la chair de poule quand il s'avance sur moi. Car c'est moi qui leur porte presque toujours le vin, les patates et le lait. C'est le diacre qui l'a décidé.
    Une fois là-haut le bigleux me pousse le canon de sa mitraillette sous le menton en me traitant de petite vermine et m
'oblige à boire des rasades de vin et de lait. Puis il me fouille sous les bras et entre les jambes. Pendant ce temps, je retiens ma respiration à cause de ses cheveux qui sentent le purin. Il est blessé au bras droit et à la jambe droite, légèrement. Il n'a qu'un petit bout de pansement sur la peau. C'est lui le chef, visiblement. Il porte un galon rouge sur les manches et son uniforme bleu-ciel est en loques. Les obus qui ont tué les Chardavoine leur étaient destinés, tout le monde en est persuadé. Ils ont eu de la chance, les fumiers ! On n'aime pas les miliciens comme eux par ici. Le diacre dit qu'ils viennent de la ville avec l'idée de tout chambarder dans le pays. Ils ont une idéologie paraît-il, une sorte de foi qui les soutient mais que personne ici ne comprend. Quand il a fallu prendre parti, à part un seul qui nous a quittés et qui pensait comme eux, tout le village s'est rangé à l'avis du diacre, nous avons choisi le camp des gouvernementaux qui ne veulent rien changer du tout. À vrai dire, on préférerait avoir la paix... Vers deux heures de l'après-midi, dans le bistrot où nous sommes tous réunis, le diacre a proposé d'aller chercher les miliciens pour les juger, puisque c'est le cessez-le-feu et qu'ils ne peuvent plus nous tirer dessus.
   
- Pourquoi les juger, a hurlé alors la grosse Léontine, on a qu'à les saigner comme des lapins, pour venger les Chardavoine et pas mal d'autres, que ces salauds ont fusillés, sans se donner la peine de juger qui que ce soit  !
 
   Le diacre a répondu qu'il fallait voir, mais que d'abord, par prudence, nous devions les désarmer. Léontine a fait le compte. Selon elle, ils ne devaient pas être plus de six là-haut. Comme je les ai rencontrés plus souvent que les autres, à cause du vin qu'ils consomment en quantité, le diacre s'est tourné vers moi.
   
- Combien sont-ils, à ton avis Antoine ?        
   
- Ils sont sept, mais il y en a un qui reste tout le temps couché et que l'on ne voit pas.
   Dans le village, nous n'avons ni fusil, ni aucune autre arme à feu, donc inutile de tenter de les intimider. Le diacre, en conséquence, a décidé de parlementer avec eux. Tout le monde l'a suivi, à distance respectable. Il avait enfilé sa chasuble dorée et son surplis blanc, tout frais repassé, comme pour dire une messe de baptême. Il s'est fait un grand silence quand il s'est planté sur ses deux jambes, bien solidement, et la bedaine en avant face au portail de la ferme des miliciens.  
 
  - Soldats, a-t-il crié, un cessez-le-feu général a été décidé par le gouvernement et vos chefs. Il n'y a plus de raison pour que vous continuiez à vous cacher. Descendez avec nous au village et que la paix soit avec vous !
   
Le bigleux est sorti, la mitraillette à la main. Il était comme à l'habitude vêtu de son uniforme crasseux mais il avait coiffé une casquette plate galonnée que je ne lui avais jamais vu.
  - Donnez-moi vos armes au nom de Dieu, a continué le diacre, et nous vous prêterons une camionnette pour vous rendre à Aubrian afin de vous y faire soigner !
   
Le bigleux a hoché la tête puis il est rentré dans la ferme. Au bout d'un moment, il est revenu, accompagné de deux miliciens blessés qui se traînaient clopin-clopant, armés eux aussi de mitraillettes. On a tous reculé devant ces pouilleux couverts de croûtes. Il n'y a pas de médecin dans notre montagne et encore moins de pharmacien, même pas un vétérinaire. On se débrouille tout seul, on se soigne avec des simples et de la toile d'araignée en cataplasme pour les coupures. Mais ils avaient refusé nos médications. Le bigleux a répondu qu'ils étaient d'accord pour la camionnette, mais que leurs armes resteraient enfermées dans la remise de la ferme et que seul le diacre en détiendrait la clé. En aucun cas les gens du village ne devaient s'en emparer. Le diacre a juré, au nom de Dieu, que la clé resterait dans sa poche, puis il les a bénis. Moi, je me demandai ce que signifiaient ces salamalecs à propos des armes, et beaucoup devaient penser comme moi. Mais personne ne semblait vouloir trouver cela bizarre, au contraire, j'ai vu des sourires d'approbation.  Il a fallu les aider à descendre, tant ils étaient faibles. Les blessés aux jambes, surtout, qui tiraient leurs pattes derrière eux comme si elles avaient été de plomb. Sous les attelles taillées dans des planches et les bandes découpées dans des draps de lit, ça ne devait pas être chouette côté plaies. Pour voir, j'ai appuyé un peu sur l'une des blessures. C'était dur comme du bois et apparemment insensible. Le plus touché était celui qui gardait le lit, avec une balle dans la colonne vertébrale a précisé le bigleux. Depuis sa civière, le gars regardait à gauche et à droite, la peau du visage transparente et collée aux os, avec une mousse rose au coin des lèvres. Il a même murmuré : Merci, merci...
   - Y a pas de quoi, a répondu le diacre, gêné.
  
 Nous les avons bouclés dans la cave de notre cousin Claude, avec de la viande, des légumes et de l'eau en abondance.
  
- En attendant que la camionnette soit prête, leur a précisé le diacre. Puis, tout le monde s'est enfermé dans la salle du bistrot pour délibérer.
   - Fusillons-les, a proposé tout de suite Léontine d'une voix frémissante de rage. Quand je pense que vous les avez bénis...
    - J'ai croisé les doigts de ma main gauche sous mon surplis, a bafouillé le diacre.
   
- Vengeons les Chardavoine, mais aussi ceux qu'ils ont fusillés à Turcou, il y a un mois, crie quelqu'un. 
     
- Faisons leur payer les viols et le curé éventré, dans la montagne, près de Saint Fiacre, crie une autre voix.
   
-  Et les pillages de Boismarie et les tortures des gars de la ferme des Trois-Croix, les doigts écrasés et la langue arrachée. Pendus ensuite, tous, le père et les trois fils plus les cinq petits-fils, des gosses. Pendus devant leurs mères ! rugit une femme, du fond de la salle.
   
- Et la peur qu'ils nous ont faite, ces salopards avec leur mitrailleuse, s'enflamme la voix de la vieille Marie-Jeanne, vous croyez que ce n'est rien ? Il faut leur faire payer tout ça au prix fort.
   
 - Du calme, je sais tout cela, soupire le diacre, mais n'oubliez pas le cessez-le-feu.
   
- On s'en fout ! intervient Martin, un ouvrier de la ferme de la Braconne, en grimpant sur une table. Le peuple a le droit, et le devoir, de juger ses bourreaux. N'oubliez pas que si nous les laissons partir, une fois guéris, ils recommenceront ailleurs à massacrer et à torturer. Je dis qu'il faut les tuer.
   
- À part le chef, ils ne sont pas près d'être guéris, commente mon père, assis près du diacre.
   
- Qu'est-ce que tu en sais, toi, gros malin ? ironise Martin, en colère contre mon père. Ces types, c'est le diable en personne, je le répète, il faut les tuer.
   
- Oui, à mort ! crient des voix dispersées. On gesticule beaucoup, entassés et serrés dans la petite salle, et on sue dans la chaleur orageuse de l'après-midi. Tout le monde fume et on n'y voit pas à trois mètres malgré les fenêtres ouvertes. Gustine, la patronne, un plateau dans chaque main, distribue des petits blancs et des ballons de rouge en jouant des coudes et de la fesse. Des vociférations éclatent pour faire taire quelques voix apaisantes. Par à-coups, on entend les piaillements aigus et rageurs des femmes entraînées par Léontine.
   
- Alors, que ceux qui votent leur exécution, lèvent un bras, déclare solennellement le diacre, après avoir réclamé le silence.
    
Les deux tiers des villageois lèvent le bras.
   
 - Que justice soit faite ! crie Léontine. Diacre, donne-nous la clé et que les hommes les fusillent...
  
 Le diacre tend la clé à Martin qui sort, suivi de deux autres. Pendant que l'on tire au sort le peloton d'exécution, je sors à mon tour pour prendre l'air et retrouver les gamins, les plus jeunes, qui jouent sur la place.
    
- On est allé voir les prisonniers, me dit le petit René en me tirant par la manche.
    
- Comment ça ? Vous êtes entrés dans la cave ?
   
 - Non, non. On a juste regardé par le soupirail.
    
- Et alors, que font-ils ? 
    
- D'abord, ils ont mangé, répond Miquette, la soeur de René. Puis ils ont pissé contre un mur et ils se sont lavés.
   
- Quand on est repartis, ils jouaient aux cartes, dit une autre fillette, une cousine de Gustine du nom de Lili.
    
Martin et les deux autres sont revenus en courant.  J'entre derrière eux dans le bistrot
   
 - Ils ont enlevé les percuteurs et les ont cachés. Les armes sont inutilisables, bégaye Martin en lançant un regard furieux vers la fenêtre.
    
Tout le monde se met à parler en même temps. Certains frappent du poing sur les tables. Les visages, vieux cuirs bouillis et tannés, flambent de colère. Dans ce village, nous ne sommes pas bien beaux. Les femmes ont des têtes hommasses et sont, pour la plupart, trapues et sans grâce. À part Mariette. Les hommes ont des gueules crevassées, brunâtres et grossières, des corps tordus comme des troncs d'oliviers. La fureur de s'être ainsi fait rouler, les enlaidit plus encore. Leurs bouches édentées qui braillent et postillonnent me donnent à la fois envie de rire et de m'enfuir. Je ne reconnais ni mon père, ni ma mère, ni mes cousins ou mes oncles dans ces masques dégoulinants de haine. La voix du diacre réclame le silence.
    - Allez chercher vos bâtons, ou prenez une fourche, une pioche, n'importe quoi pour les tenir à distance et allons leur demander de réparer les armes...

   

à suivre,