Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
9- Le téméraire et son père. 
    La forêt succède aux champs, ils suivent une allée qui finit par se rétrécir tant et si bien qu’ils sont forcés d’avancer l’un derrière l’autre car deux chevaux de front n’y logeraient pas. La demoiselle, devant le chevalier, chemine tout droit et rapidement et la voie se resserre encore. Vient vers eux un cavalier, aussitôt elle le reconnaît, même de loin.
   – Monseigneur, s’écrie-t-elle, cet homme qui vient à notre rencontre tout armé et prêt à se battre, s’imagine pouvoir m’emmener avec lui sur l’heure sans qu’on lui oppose de résistance. Je sais ce qu’il pense car il m’aime et cela le rend insensé. En personne ou par des messagers, depuis longtemps il me prie d’être à lui. Mais je refuse, je ne l’aime pas et pour rien au monde je ne le pourrais. Que Dieu me soit témoin, je préfèrerais mourir plutôt que de me donner à lui. Je sais qu‘en ce moment, me voyant, il est au comble de la félicité comme si je lui appartenais déjà. Il n’est que temps aussi que je voie comment vous allez vous en sortir et que l’on puisse juger de votre vaillance. Il est temps de prouver que vous saurez me protéger. Défendez-moi et je dirai partout, sans mentir, combien vous êtes brave et valeureux.
   – Allez toujours ! Riposte notre chevalier, du ton qu’il aurait dit : Peu m’importe votre baratin car vos craintes son vaines. 
  Pendant qu’ils discutent, le chevalier se dirige vers eux au grand galop. S’il se hâte c’est qu’il estime ses chances de l’emporter suffisamment bonnes. Quelle bonne fortune, se dit-il, de découvrir ici celle que j’aime le plus au monde. S’approchant, il la salue avec des mots venus du fond de son cœur. 
   – Que la beauté la plus désirée, à qui je dois si peu de joie et tant de douleur, soit la bienvenue, d’où qu’elle vienne ! s’écrie-t-il. 
   Ce serait pour elle manquer de courtoisie si elle se montrait avare en parole au point de ne pas lui rendre son salut, au moins du bout des lèvres. Le nouveau venu attache une grande importance au salut de la jeune femme à qui cela ne coûte rien et qui n’en aura pas la bouche écorchée ! Il en est même aussi fier que s’il avait gagné un tournoi, et même il n’y aurait pas gagné plus de gloire et d’honneur qu’à travers ce salut. Il attrape la bride du cheval de la demoiselle.
   – C’est à moi de vous emmener maintenant. J’ai fait une belle traversée, sans dévier et je suis arrivé à bon port aujourd’hui. C’en est fini de mes infortunes, j’ai échappé aux périls et j’aborde au rivage où la joie remplace le malheur et la santé remplace la souffrance. Me voici exhaussé dans tous mes vœux devant cette belle occasion de vous emmener avec moi sur le champ sans m’attirer d’opprobres.
   – C’est beaucoup de bruit pour rien, ironise-t-elle. Je suis sous la protection de ce chevalier derrière moi.
   – Il vous protège mal et je vais vous emmener séance tenante. Il avalera une barrique de sel avant d’oser se mettre entre nous ; je ne connais pas d’homme capable de m’empêcher de vous conquérir et puisque je vous trouve ici sans autre entrave même si cela lui déplait, ou si cela le gène, je vous enlèverai sous son nez. À lui de tenter de s’y opposer !
  Notre chevalier garde tout son calme en entendant ces fanfaronnades. Sans se moquer ni surenchérir en vantardises, il relève le défi.
   – Un peu de patience monseigneur, réplique-t-il, évitez de discourir pour ne rien dire et mesurez vos propos. Vous pourrez parler de droits lorsque vous en aurez sur elle. Cette jeune femme voyage sous ma protection, je le confirme. Lâchez le frein, vous ne l’avez que trop retenue et elle n’a pour l’instant rien à craindre. 
   – Plutôt être brûlé vif que de renoncer à l'enlever ! s’impatiente le chevalier.
   – Ce serait une lâcheté si je vous laissais faire sans me battre, sachez-le, mais si nous voulons le faire comme il convient, nous ne le pourrons pas dans ce chemin, même en nous y efforçant ! Gagnons plutôt un espace libre, une prairie ou une lande.
  – Sur ce point vous avez raison, admet le chevalier et je partage votre avis, ce chemin est vraiment étroit et mon cheval y est si serré que je crains de lui briser la cuisse en lui faisant faire demi-tour. 
   À grand peine il parvient à  faire demi-tour sans blesser ni lui, ni son cheval.
  – Je suis irrité, poursuit le fanfaron, car j’aurais voulu que cette rencontre ait eu lieu sur une vaste place et devant la foule afin que chacun puisse constater qui de nous deux est le meilleur. Mais venez, allons chercher cet emplacement, non loin nous trouverons des endroits dégagés et de vastes étendues.
   Ils atteignent une prairie où des demoiselles, des jeunes filles et des chevaliers jouent à des jeux variés car la beauté de l’endroit les y invite. Certains jouent à des amusements badins, s’ébattent dans l’insouciance d’un bal, d’une ronde et de chants, d’autres gambadent, se culbutent et pratiquent la lutte. Cependant un grand nombre joue aux échecs, au trictrac, aux dés, au double-six, à la mine.
   Un chevalier âgé dont la chevelure grisonne, monté sur un alezan doré d’Espagne dont la selle et le mors sont rehaussés d’or, se tient à l’autre bout du pré. En raison de la douceur de l’air il est en chemise, et, avec sa main posée sur sa hanche il a belle allure. Un manteau d’écarlate fourré de vair et de petit-gris jeté sur les épaules, il suit du regard les jeux et les danses, Un peu plus loin, près d’un sentier, vingt-trois hommes en armes montés sur de bons chevaux irlandais, attendent. À l’instant où nos trois cavaliers sortent du bois, la fête s’interrompt et de partout l’on crie : « Regardez ! Regardez, c’est le chevalier qui fut promené dans la charrette ! Que personne ne joue en sa présence ! Et qu’il soit maudit s'il le fait ! »
   Le chevalier qui veut tant se battre s’élance vers l’homme aux cheveux grisonnants.
   – Monseigneur, s’écrie-t-il, je suis rempli de joie ! Écoutez tous ! Dieu m’offre celle que je désire depuis toujours, je n’aurais pas été plus heureux s’il m’avait fait roi portant couronne et je n’aurais pas été plus riche, car j’ai fait une bonne et belle prise.
    – Je ne sais pas encore si elle est à toi mon fils.
  – Vous ne le savez pas ? s’énerve le jeune chevalier, vous ne voyez pas ? Au nom du ciel monseigneur n’en doutez point, vous voyez bien que je la tiens. Je l’ai rencontrée qui cheminait dans la forêt où j’étais allé, comme si Dieu l’avait poussé vers moi. Alors je l’ai prise comme si c’était mon bien.
    – Je ne sais toujours pas si celui qui arrive derrière toi est d’accord. Il approche me semble-t-il pour te la reprendre.
    Pendant qu’ils échangent ces mots les jeux sont suspendus en signe de mépris et d’hostilité pour le chevalier de la charrette. Ce denier suit de près la jeune femme.
    – Laissez la demoiselle ! tonne-t-il. Chevalier vous n’avez aucun droit sur elle. Si vous en avez le courage, je soutiendrai sa défense immédiatement et contre vous.
    – N’avais-je pas vu juste, s’écrie le chevalier grisonnant ? Ah mon fils ne la retiens pas davantage et laisse-la lui !
   Le fils ne goûte guère ce conseil paternel et jure de ne rien rendre ;
   – Que jamais plus Dieu ne me soit favorable si je la rends ! Elle est et restera liée à moi par acte de soumission et de fidélité. Il faudra d’abord que l’on arrache mon écu et que je perde confiance en mes capacités à manier la lance et l’épée pour que je lui rende mon amie. 
   – Raconte ce que tu veux, dit le père, je ne permettrai pas ce combat. Tu as trop confiance en toi. Allons, obéis à mon ordre !
   – Comment ? Suis-je un enfant à qui l’on fait peur ? Je n’ai pas crainte de le dire, il n’existe pas, de par ce monde qu’embrasse la mer, un seul chevalier, parmi ceux qui y vivent qui soit assez valeureux pour que je la lui laisse et que je ne puisse réduire à merci en un rien de temps !
   – J’en conviens mon cher fils, c’est ce que tu crois, tant tu te fies à ta force mais aujourd’hui je ne veux, ni ne voudrai plus tard, que tu te mesures avec celui-ci.
  – Quelle honte pour moi, maugrée le fils si j’écoutais votre conseil. Maudit soit celui qui vous croirait au point de lâchement fuir un combat à cause de vous ! Nos proches ne nous font pas de cadeau ! Ailleurs j’obtiendrai de meilleurs conseils car vous ne songez qu’à me tromper. À l’étranger, j’en suis persuadé, je serai mieux traité et celui qui ne me connaît pas ne fera pas obstacle à mes désirs tandis que vous, vous me faites du tort et du mal. Mais je n’ai que plus l’envie de me battre. Celui qui interdit, et vous le savez bien, attise le désir d’un homme ou d’une femme et l’enflamme plus encore. Si je ne vous cède pas que Dieu me prive alors de toute joie ! Non, je vais me battre et malgré vos ordres.
   – Par saint Pierre l’apôtre en qui je crois, répond le père, je vois que toute prière est vaine et je perds mon temps à discuter mais je vais user sans tarder d’un bon moyen de te contraindre à m’obéir malgré toi, car tu n’auras pas le dessus.
   Il fait aussitôt venir tous les chevaliers présents et leur ordonne de s’emparer de son fils.
   – Il perd la raison et se laisse emporter par son orgueil quand il s’oppose à ma volonté. Je le ferai attacher plutôt que de le laisser combattre. Vous êtes mes hommes, tous tant que vous êtes, vous me devez allégeance au nom de tout ce que vous tenez de moi, je vous en donne l’ordre. 
   Ils se disent prêts à le saisir car une fois qu’il sera maintenu il perdra l’envie de se battre et il lui faudra malgré lui, rendre la jeune femme, alors, tous ensemble, ils s’emparent de lui en le saisissant aux bras et au cou.
   – Eh bien ! Ne vois-tu pas maintenant ta folie ? se gausse le père. Reconnais-le, tu n’as plus ni les moyens ni l’énergie d’engager le combat ou la joute, même si cela te coûte et t’irrite. Accepte de faire comme je l’entends. Voici mon plan. Afin d’adoucir ton chagrin nous suivrons, si tu es d’accord, le chevalier aujourd’hui et demain à travers les bois et les champs, en allant l’amble et au même pas. Nous pourrons rapidement deviner les failles de son caractère et les défauts de son comportement afin que tu puisses te mesurer à lui et le combattre efficacement. 
   Le fils accepte faute de mieux et déclare qu’il prendra patience à la condition qu’effectivement son père et lui les suivent sans se montrer. Quand ils virent quelle était l’issue de cette altercation, les gens répartis dans la prairie se dirent entre eux : « Vous avez vu ? Le chevalier de la charrette a gagné l’honneur d’emmener avec lui l’amie de son fils, sans que notre maître s’y oppose. Il faut qu’il pense qu’il y a du  bon en lui pour agir ainsi. Alors mille fois au diable celui qui laissera le jeu pour le reste de la journée à cause de lui ! Retournons à nos jeux. »
   Et les jeux reprennent.
                                                                                   
10-  Le cimetière mystérieux
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    Le chevalier de la charrette repart sitôt la querelle close et la jeune femme lui emboîte le pas sans s’attarder. Le fils et son père les suivent à travers les près fraîchement fauchés. Le chevalier et la demoiselle chevauchent jusqu’au milieu de l’après-midi, jusqu’à l’heure de none, pour découvrir dans un magnifique paysage une église et un cimetière accolé au chœur et enclos de murs. Ce n’est pas se montrer méprisant, ou être imprudent, que d’entrer à pied dans l’église pour y prier comme le fait le chevalier de la charrette. La demoiselle dehors tient son cheval par la bride en attendant son retour. Une fois sa prière terminée et alors qu’il s’en revient sur ses pas il remarque dans le chœur une porte étroite et basse. Il se dirige vers un très vieux moine qu’il aborde avec humilité afin qu’il lui dise ce qu’il y a derrière cette porte et le moine répond qu’il y a le cimetière. Notre chevalier demande à y être mené, ce que le moine accepte de bon coeur. À la suite du moine il entre dans le cimetière et il y voit les plus belles tombes qui soient d’ici à la Dombes et de là jusqu’à Pampelune. Sur chacune étaient gravés des noms connus : «  Ici reposera Gauvain. Ici Louis. Ici Yvain… »
   Après ces trois noms il en lit bien d’autres,  tous appartiennent à des chevaliers d’élite, parmi les meilleurs et les plus glorieux de ce pays et d’ailleurs. Visible entre les tombes, il en distingue une en marbre clair qui semble récente et qui surpasse toutes le autres par sa richesse et sa beauté. Le chevalier appelle le moine.
   – Les tombes que l’on voit ici, quel est leur but, demande-t-il, au moine
   – Si vous avez compris les inscriptions que vous avez lues, vous connaissez le but de ces tombes, rétorque le moine.
   – Et la plus grande qui est là-bas, dites moi à qui elle est destinée ?
  – Je vais vous le dire, dit le moine. C’est un sépulcre qui a surpassé tous ceux qui furent exécutés. Il est d’une telle richesse et d’un travail si parfait que jamais personne n’en vit de semblable, et moi comme les autres. Il est beau à l’extérieur mais plus encore à l’intérieur, mais n’espérez rien à ce sujet car vous n’apercevrez pas l’intérieur. Pour ouvrir ce tombeau il faudrait sept hommes très forts, plus forts que vous et moi pour soulever la dalle qui le ferme. Sur elle il est inscrit : « Celui qui, à lui seul, lèvera cette dalle, délivrera ceux et celles qui sont en prison dans le pays d’où nul ne sort, fut-il serf ou noble, à moins d’y être né. Car les gens du pays vont et viennent, sortent et entrent à leur guise mais personne parmi les prisonniers étrangers n’en est jamais revenu. »
   Aussitôt le chevalier empoigne la dalle et la soulève sans aucun effort et mieux que dix hommes en unissant leur force. Le moine est frappé de stupeur au point d’en vaciller et d’être à deux doigts de tomber tant il doutait de voir cela de sa vie entière.
   – Monseigneur, je souhaiterais connaître votre nom, lui dit-il.
   – Non, répond le chevalier, par ma foi c’est impossible.
  – Je le regrette soupire le moine, vraiment. Cela aurait été un geste de politesse et vous en tireriez peut-être grand profit. Mais qui êtes-vous et quel est votre pays ?
  – Je suis, comme vous le voyez, un chevalier et je viens du pays de Logres. Je voudrais que maintenant vous me teniez pour quitte de vos questions. Mais, vous, s’il vous plaît dites-moi qui doit reposer dans cette tombe.
   – Monseigneur, ce sera celui qui délivrera ceux qui sont tombés dans le piège du royaume dont nul ne s’échappe.
   Maintenant qu’il a tout appris sur cet étrange cimetière, le chevalier prend congé et rejoint la demoiselle tandis que le vieux moine aux cheveux blancs l’accompagne jusqu'à la route. Comme la jeune femme se met en selle, le moine lui raconte par le menu ce qui s’est passé. Il la prie de lui révéler le nom du chevalier. Elle avoue l’ignorer, mais une chose est certaine cependant : C’est qu’il n’y a en vie nul autre chevalier pareil à celui-ci dans les pays ventés par les quatre vents. Là dessus la jeune femme s’élance au galop derrière le chevalier. À cet instant surviennent ceux qui les suivent. Ils avisent le moine planté devant son église et le vieux chevalier lui demande s’il a vu un chevalier qui accompagne une demoiselle.
   – Je n’aurai pas de peine à vous renseigner car ils viennent de quitter les lieux. Le chevalier par une prouesse merveilleuse a soulevé seul et sans peine la dalle qui couvrait la grande tombe en marbre. Il va au secours de la reine et il ne fait pas de doute qu’il la sauvera et avec elle tout le peuple tenu en esclavage. Vous connaissez bien le sens de l’épigraphe pour l’avoir lu très souvent… Jamais ne vint au monde et ne tint en selle un chevalier d’une aussi haute valeur.
   
    
 à suivre,