Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
   Chacun s’incline. Le roi envoie aussitôt ses messagers par tout le royaume, d’habiles serviteurs connus de tous. Ils ont demandé après Lancelot et ont enquêté partout mais n’ont rien appris de sûr. Ils reviennent bredouilles à la cour où les attendent les chevaliers. Gauvain, Keu et tous les autres se disent alors prêts à partir à sa recherche à leur tour, en armes et lance à la hanche, sans que d’autres s’en chargent à leur place…
25- Retour à la cour du roi Arthur. 
    Un jour, comme ils sortaient de table et qu’ils s’armaient dans la salle, car l’heure était au départ afin de rechercher Lancelot, un jeune homme fait son entrée. Traversant leurs rangs il s’arrête devant la reine. Celle-ci avait perdu son teint de rose, altéré par le chagrin que lui causait la disparition de Lancelot. Le jeune homme la salue, salut le roi, Gauvain, Keu et les autres puis tend un parchemin au roi, lequel le fait lire à voix haute par quelqu’un versé dans cette pratique. Il y est écrit que Lancelot salut le roi comme son bon seigneur, qu’il le remercie de l'estime qu’il a eu pour lui et pour les bienfaits qu’il lui a procurés en ajoutant qu’il se met entièrement à ses ordres. Il est écrit également que tous doivent le savoir auprès du roi Arthur, en parfaite santé et plein de vigueur et qu’il demande à la reine de partir et d’en donner l’ordre, de même à Keu et à monseigneur Gauvain. La lettre présente de quoi identifier son auteur et de ce fait tous la croient authentique. C’est l’allégresse et la cour laisse éclater sa joie.
    Dès le lendemain matin, au point du jour, ils font leurs préparatifs de départ, puis en selle et en route dans la liesse, accompagnés du roi Bademagu qui reste près d’eux jusqu’à la limite de sa terre. Une fois celle-ci franchie, il fait ses adieux à la reine et aux autres sans oublier personne. La reine en prenant congé le remercie pour toutes les attentions qu’il a eut pour elle, et lui mettant les deux bras autour du cou, elle lui offre ses services ainsi que ceux du roi son époux. Elle ne pouvait promettre mieux. Monseigneur Gauvain se dit son obligé comme auprès d’un seigneur et d’un ami. Keu et les autres font de même. Le roi les recommande à Dieu tous les trois, salut tous le monde et s’en retourne. Après cette cérémonie, on se remet en route. 
   La reine, pendant la semaine que dura le retour, ne s’est attardée nulle part, pas plus que ceux qui la suivent. Enfin parvient à la cour du roi Arthur la nouvelle de l’arrivée prochaine de la reine, ce qui rempli de joie le roi. Mais c’est aussi pour son neveu Gauvain qu’il est content à la pensée de l’exploit que lui vaut le retour de la reine, de Keu et du reste des petites gens. Naturellement, la cité s’est vidée pour les accueillir.
   – Bienvenue à monseigneur Gauvain, s’écrient nobles et vilains lorsque celui-ci passe devant eux, lui qui nous a ramené la reine et délivré tant de prisonniers et de dames exilées !
   - Seigneurs cet éloge n’est pas mérité, sermonne Gauvain. Ce n’est pas de mon fait et l’honneur que l’on me rend me mortifie, car je ne suis pas arrivé à temps et j’ai échoué à cause de ma lenteur. C’est Lancelot qui fut au rendez-vous et qui en reçut plus de gloire que n’en eut jamais chevalier.
    – Où est-il donc, très cher seigneur ? Car il n’est pas ici.
    – Où ça «  ici » ? s’étonne Gauvain.
    – Mais, à la cour de monseigneur le roi !
    – Il n’est donc pas là ?
    – Non, pour sûr ! Non plus que dans tout le pays. Depuis que madame la reine a été enlevée nous n’avons plus eu de nouvelles de lui.
    Gauvain comprend que la lettre était un faux qui les a tous abusés. De nouveau le désespoir les envahit et c’est plein de tristesse qu’ils parviennent à la cour. Tout de suite, le roi Arthur cherche à savoir ce qui s’est passé et trouve vite quelqu’un pour lui raconter comment Lancelot a délivré la reine et les prisonniers et par quelle trahison le nain l’a enlevé. Le roi en ressent une grande peine, mais la joie d’avoir retrouvé la reine éclipse rapidement le deuil de Lancelot.
 
26- Le tournoi des demoiselles célibataires.
   
   Alors que la reine était au pays de Gorre, les veuves et les demoiselles sans époux ont tenu un conseil pour se trouver un mari. Elles décidèrent d’organiser un grand tournoi que tiendrait la dame de Noauz contre celle de Pomelegoi. Les chevaliers qui s’y montreront les plus mauvais ne mériteront plus que l’on parle d’eux, mais par contre ceux qui seront les meilleurs auront toute leur estime. Le tournoi sera annoncé dans les pays voisins comme dans les terres plus lointaines. Pour le jour où seront lancés les défis, elles choisirent une date très éloignée afin qu’il y ait le plus de monde possible. Or la reine revint avant cette date, aussitôt un certain nombre d’entre elles prennent la route pour se rendre à la cour. Là elles ont prié ardemment le roi de leur accorder un don selon leurs voeux. Celui-ci, sans savoir ce qu’elles désirent, les a assuré qu’il répondrait favorablement à tous leurs souhaits.
    – C’est, lui disent-elles, de bien vouloir autoriser la reine à assister au tournoi.
   Le roi qui n’aimait pas refuser accepte, à condition que la reine elle-même le veuille. Toutes joyeuses elles vont trouver la reine.
    – Madame, s’exclament–elles, n’allez pas nous reprendre ce que le roi nous a donné !
    – Et que vous a-t-il donné ? s’étonne la reine.
    – Il a dit que si vous vouliez assister à notre tournoi, il ne s’y opposerait pas.
    La reine déclare qu’elle s’y rendra du moment qu’elle a sa permission. Aussitôt, par tout le royaume, elles font savoir par messagers que la reine sera présente au jour annoncé pour le tournoi. La nouvelle se répand partout, au loin, auprès, ça et là. Elle est même allée, au bout de sa route, se répandre dans le royaume de Gorre d’où nul ne revenait avant que chacun puisse y entrer et en sortir à son gré. Elle parvient chez un sénéchal du perfide Méléagant, ce traître maudit que l’enfer attend ! Lancelot qui était en prison chez ce sénéchal prend connaissance du tournoi et de sa date. Depuis lors, le cœur accablé, il a constamment les yeux pleins de larmes. Quand la dame du logis le découvre en proie à ses pensées moroses, elle le prend à part.
    – Pour Dieu monseigneur et pour votre âme, dites-moi pourquoi en peu de jours vous êtes devenu si différent. Vous ne buvez plus ni ne mangez, confiez-moi en toute confiance ce qui vous préoccupe.
    – Ah ! Madame si je suis triste au nom du ciel qu’y a-t-il d’étrange ? Je suis bien trop désappointé de ne pouvoir être présent là où seront réunis les meilleurs chevaliers en ce monde, au tournoi où sera rassemblée la foule et où la terre tremblera du galop des chevaux. Cependant, avec cette bonté que Dieu vous a donné, si vous me permettez de m’y rendre vous serez assurée que j’aurais pour règle de conduite de revenir ici en prison.
   – Je le ferais très volontiers si je ne voyais là et ma ruine et ma mort tout ensemble car je crains si fortement mon maître Méléagant, de nature si mauvaise, que je n’ose le faire. Il s’en prendra à mon mari, et si je le crains il ne faut pas s’en étonner, vous connaissez sa cruauté !
   – Madame, si vous avez peur qu’aussitôt après le tournoi je ne retourne dans votre prison, je suis prêt à vous faire le serment, dont jamais je ne serai parjure, qu’il n’est rien qui pourra m’empêcher de revenir ici après le combat.
   – Eh bien ! J’y consens, à une condition.
   – Et laquelle madame ?
   – Que vous me juriez, monseigneur, de revenir et que vous me garantissiez qu’au retour votre amour sera pour moi.
   – Tout celui dont je dispose, je vous le donne à mon retour.
   – Autant dire rien ! fait la dame en riant. Vous avez, à ma connaissance, donné à une autre l’amour que je vous réclame. Je ne dédaignerai pas d’user du peu que je pourrai avoir et je m’en tiendrai à ce qui est possible, mais vous me faites le serment que vous vous conduirez de telle sorte que vous reviendrez ici, en prison.
    Lancelot prête, comme elle le désir, le serment sur la sainte église de revenir ici sans faute. Alors la dame lui confie les armes de son mari, toutes teintes de rouge, et son cheval une bête puissante et ardente. Il monte en selle équipé de ces armes si étincelantes qu’elles en paraissent neuves, et le voilà parti pour Noauze, car il c’est le parti de cette dame qu’il a choisi tout en logeant hors de la ville. Vit-on jamais un si brillant homme dans un pareil galetas ? La pièce est exiguë et basse de plafond mais il ne veut pas se loger là où il pourrait être reconnu. Au château sont rassemblés nombre de chevaliers d’élite, mais à l’extérieur ils sont encore plus nombreux car il y en a tant qui ne sont venus que pour la reine, qu’un bon cinquième n’a pu se loger. C’est bien simple, pour un chevalier venu combattre on peut en compter sept venus juste pour voir la reine. À cinq bonnes lieues, les barons ont établi un camp de tentes et d’abris de fortune où vont et viennent de gracieuses dames et demoiselles.
    Lancelot a placé son écu dehors, à la porte de son logis, et afin de se mettre à l’aise il a enlevé ses armes puis il s’est allongé sur son lit. Un lit misérable, étroit, mince de matelas et couvert d’un grossier drap de chanvre peu à son goût. Voici que survient un vaurien, un héraut d’arme en simple chemise qui avait mis en gage sa tunique et ses chaussures à la taverne. Il va dans le vent, se dépêchant, nu-pieds et sans manteau. Il voit l’écu devant la porte, le regarde sans le reconnaître ni deviner qui le porte. La porte est ouverte il entre et découvre Lancelot sur son lit. Au premier coup d’œil il l’identifie et se signe comme devant un grand seigneur. Lancelot lui ordonne de rester muet à son sujet où qu’il aille, car s’il dit qu’il l’a vu, il vaudra mieux pour lui de s’être arraché les yeux ou cassé le cou.
    – Monseigneur, répond le vaurien, j’ai eu et j’ai toujours pour vous beaucoup d’estime et aussi longtemps que je vivrai, à aucun prix je ne ferai quelque chose qui vous mette en colère.
    D’un bond il sort de la maison et s’en va en criant à tue-tête.
   – Voici venu celui qui en prendra la mesure ! Voici venu celui qui en prendra la mesure ! 
    Ce diable va criant cela partout, et voila que les gens sortent de leur logis de tous côtés. «  Que crie-t-il ? » demande-t-on, mais il ne répond pas se contentant de répéter « Voici venu celui qui en prendra la mesure ! »…
    Ce héraut fut pour nous, conteurs, un maître, il nous légua cette locution : « en prendre la mesure » car l’expression est de lui.

    Les groupes se sont formés, la reine avec toutes ses dames, les chevaliers avec d’autres, les sergents avec la piétaille et toute une foule partout de droite et de gauche. Au lieu prévu pour le tournoi on a installé de hautes tribunes de bois et dans ces tribunes de belles séries de loges garnies de feuillage, grandes et bien faites. C’est là que, une fois arrivées, s’installent la reine et le groupe des dames au grand complet, toutes désireuses d’assister au tournoi et de savoir qui sera le meilleur et qui en sera le pire. Les chevaliers arrivent par groupes de dix, vingt, trente, et ici quatre-vingt, là quatre-vingt-dix, voire cent ou deux fois plus. Si important est leur rassemblement devant les loges et alentour que la bataille, avec ou sans armes, pourrait s’engager. Les lances dressées font songer à une forêt, on en a tant apportées à la demande de ceux qui vont les utiliser que l’on ne voit plus qu’elles avec leurs oriflammes et leurs bannières. Les jouteurs s’avancent pour la joute et il ne manque pas de chevaliers venus pour ça. D’autres se préparent à leur tour pour accomplir d’autres exploits et les prairies, jachères et labours se couvrent de chevaliers en si grand nombre qu’on ne saurait les compter. Pourtant Lancelot est absent de cette première rencontre. 
    Dès qu’il s’approche à travers les près et à l’instant ou le héraut l’aperçoit, ce dernier ne peut s’empêcher de crier « Voici celui qui en prendra la mesure ! Voici celui qui en prendra la mesure ! » Qui est-ce ? lui demande-t-on, mais il ne veut rien dire. Lancelot entre dans la mêlée. Il en vaut à lui seul vingt des meilleurs et il commence par de tels faits d’armes que l’on ne peut détacher les yeux de cette scène, où qu’il se trouve. Il y a dans le camp de Pomeslegoi un valeureux chevalier, le fils du roi d’Irlande, monté sur un cheval fougueux plus rapide qu’un cerf dans la lande qui accomplit des prouesses. Cependant le chevalier inconnu bénéficie, au moins, de quatre fois plus de faveurs de la foule, laquelle se demande : « Qui est-il donc pour être si vaillant ? » Voyant cela la reine appelle une demoiselle, une fine mouche, qu’elle prend à part.

   – Mademoiselle, chuchote la reine, vous allez porter rapidement un message au chevalier qui tient l’écu rouge et vous lui direz de ma part de faire « au plus mauvais ! »
    La demoiselle est adroite et porte promptement le message de la reine, elle se glisse tout contre le chevalier et lui glisse hors de toute oreille indiscrète : « Monseigneur, madame la reine vous demande de faire au pire ! »  Il répond, en homme qui est tout entier à son service : « Oui, de grand cœur ! »
    Il se porte alors contre un chevalier de tout l’élan de son cheval et manque son coup. Son adversaire en lançant son attaque ne fait pas semblant, son coup est violent, dur et appuyé. Alors Lancelot prend la fuite et de toute la journée, il ne tourna plus vers aucun chevalier le col de sa monture et jusqu’au soir, il fera tout du plus mal qu’il peut, puisque c’est la volonté de la reine. Devrait-il en mourir, il ne fait rien d’autre que de se couvrir d’indignité, il montre des signes de peur devant ceux qui viennent à passer près de lui. Les autre chevaliers se moquent de lui, le ridiculisent eux qui l’admiraient au début, quant au héraut qui aimait répéter que « l’un après l’autre, il les vaincra tous » le voici consterné devant les plaisanteries.
    – Plus un mot l’ami ! lui dit-on. Ton homme n’en prendra pas la mesure, lui qui a si bien mesuré à son aune que cette aune que tu célébrais, s’est brisée ! 
    Que penser de ça,  se demandent la plupart des spectateurs, il était tout à l’heure si courageux et le voici devenu si poltron qu’il n’ose affronter un seul chevalier. Peut-être doit-il ses premiers succès à son ignorance des armes ? Il s’est d’entrée montré si fort, en frappant comme un dément, qu’aucun chevalier, même chevronné ne pouvait lui résister. Il a compris la leçon au point de ne plus avoir envie de porter les armes et s’il n’a plus envie de combattre c’est qu’il n’y a pas de plus froussard  au monde.
    La reine attentive à ce spectacle s’en réjouie car elle sait, sans en rien dire, qu’il s’agit bien de Lancelot.
        
 à suivre,