Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                        Il n'y a de recette de jouvence que le rire.
                       Partageons nos plaisirs. Vous lisez ! J'écris !      
Le cas Marcus. Suite 1
   
  Pour avoir un jour interrogé un cheminot, il savait que le défaut d’éclairage du souterrain « tenait essentiellement au réglage défectueux des cellules photoélectriques qui déclenchent la mise sous tension des lampes. Cependant, avait ajouté le cheminot, le réglage ne peut se faire que sur ordre de Paris ». L’exemple même du mal appliqué aux chemins de fer. Ça aurait mérité une bonne manif mais on était en province « et la province, pontifiait Julien, ce n’est pas Paris ». Un raisonnement qui montrait que l’on n’était pas étudiant en fac pour rien. Finalement, le fameux fil bleu qui ouvre ou clôt le jeûne du ramadan, si cher à son camarade Mahmoud, faisait plutôt figure de technique d’avant-garde.
  Ce soir, il se sentait un peu plus tendu que d’habitude, lui qui se vantait d’être zen en toutes circonstances. Un peu d’énervement en raison de la controverse du matin à la cafétéria de la fac, controverse qui avait duré jusqu’après l’heure du repas. Ce qui fait qu’il était parti sans déjeuner. « Les étudiants étrangers ont-ils le droit de participer aux manifs ? Voire même de les susciter ? » Tel était l’objet du débat lancé par le Comité. Il n’était pas une huile dans ce comité, il en convenait, il avait de la peine à mener une discussion sans se mettre en colère et montrer le poing, mais il y avait sa place car il était un maître dans l’art de formuler des slogans percutants. Si quelques-uns, Mahmoud par exemple, avaient suivi des formations très pointues concernant entre autres « les techniques de manipulation des foules » comme Julien appelait ce genre de combine, lui, n’avait que son savoir acquis par l’expérience. Mais il allait partir en stage très bientôt, c’était prévu ; il n’y avait pas de raison que Mahmoud y soit allé et pas lui.

  Le débat de ce matin avait été soigneusement programmé et organisé. On savait qui prendrait la parole et ce qu’il dirait, même si pour les étudiants de passage cela avait paru spontané et anarchique. Le but était de convaincre Panthéon-Sorbonne, et plus tard toutes les autres, que l’on ne pouvait écarter les étudiants étrangers des cortèges revendicatifs. Derrière une idée somme toute généreuse se cachait le pragmatisme indispensable aux grandes causes : On avait besoin de main d’œuvre et surtout de figurants. Lui seul était contre, au sein du Comité. Une preuve d’originalité, avait grogné Julien. Il ne voulait pas que les étrangers se mêlent de son combat contre le Mal. C’était le sien.
  Soudain, devant lui, à une vingtaine de mètres, une silhouette massive s’encadra dans le halo bleuté qui provenait de la voie deux. Une lueur rougeâtre embrasa un bref instant la silhouette et l’escalier tandis que le souterrain résonnait d’un « pop » métallique. Surpris dans ses réflexions et décontenancé, il s’arrêta net, incapable de donner un sens à ce « pop » et à cette lueur. Le « pop » et la lueur jaillirent cinq fois sans qu’il ait eu la présence d’esprit de bouger ne serait-ce pour se jeter à terre ou bondir vers l'escalier de la voie quatre tout proche. Un peu plus tard, dans la salle d’attente, il se demandera comment, avec l'éclairage minimaliste du souterrain il avait pu compter les coups et surtout les douilles sur le sol après que la silhouette eut disparu. Peut-être rougeoyaient-elles ? Autour de lui les impacts avaient fait éclater le béton du mur. Des trous imposants. C’était du sérieux, du guerrier, pas du lance-boulettes ou du tir de petits-suisses façon collégien. Il avait fourni une cible facile et il avait du pot de ne pas être mort. La nuit, probablement, avait gêné la visée. Dans le fond, il pouvait remercier l’éclairage et les cellules photo électriques mal réglées. Il s’étonna de réfléchir si correctement et si froidement alors qu’un inconnu, sans raison, venait de faire feu cinq fois sur lui.

  Soudain et sans prévenir, ses jambes se mirent à trembler. Devenues faibles, comme usées, elles plièrent lentement. Lorsqu'il avait dix ou douze ans, ses deux échasses s’étaient brisées en même temps. Il était tombé de la même manière, au ralenti, comme en décomposant le mouvement,  tel un chameau qui se couche, une patte après l’autre. Cette fois la peur venait de lui cisailler les jambes. Assis au milieu du couloir, il se sentit étrangement hors du temps, dans une sorte d’absence de son corps, comme si son cerveau primaire venait de disjoncter. En même temps, il suait de toutes ses pores et il tremblait convulsivement. Il crut entendre comme un rire ou un cri au loin, très loin. Il comprit alors qu’il faisait une crise d’épilepsie. Il n’en avait plus fait depuis la puberté et voilà que ça le reprenait. Il n’avait pas l’habitude des fusillades, surtout à bout portant et son cerveau en avait pris un méchant coup. Il se posait, comme tout le monde, en ennemi de la violence et des corridas. Bien sûr, il se bagarrait souvent contre les forces de l'ordre mais jamais avec des armes à feu. Pas encore. Enfin un semblant de calme revint dans son corps. Il découvrit alors que l’une des balles l’avait atteint au mollet, une entaille d’un centimètre de profondeur et longue de six ou sept qui saignait. Il défit son cache-nez pour l’enrouler autour de son mollet blessé. Il entendit comme des pas dans son dos, à l’autre bout du tunnel. On venait vers lui. Le tueur certainement s’avançait pour l’achever. Il se remit sur ses jambes et douleur ou pas, sang ou pas, trottina jusqu’à l’escalier censé déboucher sur la sortie. Il devait soigner sa blessure ; la gare avait certainement une infirmerie, un premier secours. Un peu avant d’atteindre l’escalier, il entendit de nouveau le pop dans son dos. Il poussa un couinement de lapin pris au piège et se baissa sans cesser de courir. La balle se logea dans le plafond. Sous le choc un long tube d’éclairage se décrocha et tomba par terre en explosant. Il crut à une grenade lacrymogène et poussa un hurlement aigu qui résonna dans le tunnel.
  Pendant qu’il grimpait l'escalier, son cœur déraillait comme lorsqu’il y a longtemps, au lycée, il avait fait un mille mètres en se jurant de le gagner devant tous les petits cons sportifs de sa classe. Il s’était évanoui à l’arrivée. Vingtième, il était arrivé vingtième sur trente. À dater de ce jour il s’était promis de les avoir de n'importe quelle manière, car il considérait désormais ces connards de « premiers de la classe », comme les agents avérés du mal. Pas en étudiant et en décrochant des
diplômes, c’était trop facile il suffisait de patienter et de bosser, mais en arrangeant la vie collective pour que les bons, dont il était, aient la meilleure part du gâteau. Pour cela il fallait une révolution. Elle n’était pas loin, il la voyait se poindre à l’horizon comme un soleil resplendissant chargé de bonheur. Il saisirait alors sa chance. Après tout Lénine, ou Babeuf, ou Marat n’étaient rien ou pas grand chose avant que la révolution ne les porte au pouvoir.                
  Passé l’escalier, il se retrouva devant la porte du buffet. Une fois de plus les travaux en cours dans la gare avaient bouleversé sa topographie. Depuis qu’il était en âge de voyager seul, il l’avait toujours vue en chantier. De jour, elle paraissait inoffensive et même tout à fait quelconque, mais de nuit elle devenait un labyrinthe diabolique où rien n’était à sa place. L’intérieur du buffet, illuminé par les néons du plafond, était vide de clients. Les chaises étaient retournées et posées sur les tables. Il secoua la porte, en vain. C’est alors qu’il vit l’écriteau : « Le buffet de la gare est fermé pour cause de décès. Réouverture demain à dix-sept heures. » Une vague de chaleur l’envahi et il eut chaud, très chaud subitement. Pour cause de décès… Nom de Dieu ! La peur lui tordit le ventre comme une diarrhée. Ceux qui en voulaient à sa peau avaient dû descendre le barman, le gros moustachu qui attendait derrière son comptoir à n’importe quelle heure de la journée et de la nuit. À moins que ce soit le serveur, un grand escogriffe grognon qui se plaignait de douleurs aux pieds. Ou les deux…
   Où aller maintenant ? S’il restait là, le tireur allait le flinguer de nouveau. Il se jeta derrière un pilier de fer et rentra la tête dans les épaules mais rien ne se passa. D’un coup d’œil circulaire, il s’assura que personne ne rôdait. Les quais étaient vides. Il se rendit compte que sa casquette était restée dans le souterrain. Tant pis. Plus loin, une porte céda, il s’y engouffra et referma à clef derrière lui. Il se trouvait dans les toilettes de la gare. Il arracha l’essuie-main de son rouleau et en fit des bandes larges d’une dizaine de centimètres. Un essuie-main cradingue comme s’il avait servi à décrasser les locomotives. Mais tant pis, de toute façon tout était sale ici, le sol, les murs, et les lavabos. D’un peu d’eau il nettoya sa plaie, puis il enroula une bande sur son mollet et fit une attache convenable. Il n’était pas secouriste pour rien ; son seul diplôme après son bac. Il jeta son cache-nez imbibé de sang dans une poubelle pleine à craquer de détritus dont au moins un kilo de pommes pourries.
   Il n’allait pas rester comme ça, blessé et à la merci d’un tueur car aussi mauvais tireur qu’il soit, le type allait finir par l’atteindre. Si tueur il y avait… Ce pouvait être une farce, un simulacre. Quelqu’un voulait lui faire peur. Julien ou Mahmoud. Ça pourrait être ce dernier en effet car il collectionnait les armes, pas les antiquités mais les modèles les plus récents. Un excité ce Mahmoud et des idées... Peut-être voulait-on lui faire subir une sorte de bizutage, une mise à l’épreuve, avant de l’envoyer en stage ? Un parcours du guérillero. Une idée de Julien probablement. Lui et Mahmoud faisaient la paire pour ce genre de connerie. Une belle paire de crétins. Mais de là à le blesser… À la vérité soupira-t-il, ce n’était ni Julien ni Mahmoud, c’était le Mal qui le poursuivait et qui voulait sa peau. Le mal qu’il avait toujours combattu… Il se dit qu’il déraillait. Il devait avoir de la fièvre. Il but longuement au robinet après l’avoir essuyé avec son mouchoir. Les lavabos communiquaient d’un côté avec le buffet et de l’autre avec la salle des pas perdus. La porte côté buffet était bloquée mais il lui sembla qu’une bonne poussée pouvait la déverrouiller mais à quoi bon, puisqu'il n'y avait personne. Il entrebaîlla la porte de la salle des pas perdus et jeta un coup d’œil. Pas un chat. Même pas un cheminot pour lui venir en aide. Il hurla « au secours ! » de toutes ses forces. Son appel résonna dans le silence et se perdit quelque part. Il recommença à appeler sans provoquer autre chose qu’un vague bruit, comme un grignotement de l'autre côté du mur, une souris probablement. À moins que ce soit le tireur en embuscade. Il sentit qu’il allait s’évanouir. Il respira plusieurs fois, à fond, en s’efforçant de rester calme, comme avant une charge de CRS, lorsqu'ils frappent en cadence sur leurs boucliers avec leurs matraques.
   La salle des pas perdus était faiblement éclairée par deux appliques jaunâtres de part et d’autre de la haute porte d’entrée. Cette porte, une vitre épaisse comme le pouce, donnait sur une place où stationnaient des taxis et des autobus dans la journée et sur un parking un peu plus à gauche, entre la gare et l’avenue de Gaulle. En claudiquant et du plus vite qu’il put, il atteignit la porte. Elle aussi était verrouillée. Il cogna de son pied valide sans espoir véritable, juste pour se dire de faire quelque chose dans le bon sens. Elle résonna comme un gong mais seul un missile pouvait, à la rigueur, la briser. Dehors il n’y avait personne et le parking plus loin était vide. Un parking où il est impossible de trouver à se garer dans la journée ! Un comble. Il chercha un passant sur l’avenue, par-delà la place. Personne. Qui aurait l’idée de se promener dans le froid devant une gare et à la nuit tombée ? Une gare à l’orée de la ville, dans un quartier de tours et de barres pas spécialement agréable. À moins de vouloir détrousser un voyageur.
   Il regarda l’heure à la grande horloge sur le quai : vingt heures vingt- deux. Trop tard pour l’autorail ! Il avait dû s’évanouir pour de bon dans le souterrain car il ne l’avait même pas entendu démarrer, même pas une annonce par haut-parleur. Peut-être lorsqu’il était dans les toilettes ? Il se sentit soudain paumé, dépassé, faible. Il eut envie de pleurer de rage et de détresse et deux larmes roulèrent sur ses joues. Jouxtant la salle des pas perdus, les guichets étaient fermés, normal, puisqu’il n’y avait plus de départ avant le matin. Il pesta contre le personnel. Noël n’était pas loin, et une partie était peut-être déjà en congé. Peut-être s’agissait-il d’une de ces grèves surprises dont les cheminots ont le secret ? Ce qui expliquerait tout. Ou presque tout. Il était le seul à ne pas être au courant de la grève ! Au lieu de débattre sur des inepties, il aurait mieux fait de s’informer avant de quitter Paris. Voilà pourquoi les gens courraient vers la sortie tout à l’heure. Et lui ! Pauvre andouille qui glandait devant le tableau des horaires ! La gare allait être fermée, tout le monde le savait, sauf lui. Fermé aussi le bureau des contrôleurs près des guichets, fermé celui du chef de gare un peu plus loin, fermé le kiosque à journaux. Mais les coups de feu, tout de même… Les grévistes n’en sont pas à tirer sur les voyageurs. Il s’aperçut qu’il avait oublié sa mallette dans les toilettes. Après la casquette, la mallette et le cache-nez. Tant pis, se dit-il, j’irai la chercher plus tard. On ne me la volera pas, puisqu’il n’y a personne.
   La salle d’attente, aux murs en partie tapissés d'affiches qui vantaient les voyages par le train, était normalement éclairée et sa porte pivota sans résister. Il vérifia que celle qui donnait sur les voies s’ouvrait elle aussi et il s’affala sur un banc en lattes de bois. Il était au chaud, c’était déjà ça, ce serait encore mieux s’il avait pu s’offrir un sandwich. Après avoir vérifié son pansement, il se dit que c’était complètement dingue de rester le cul sur un banc à attendre comme ça, les bras ballants, que le temps passe. Il devait à tout prix s’échapper de cette maudite gare, sauter la clôture. Mais il se sentait faible, trop faible pour escalader un grillage de deux mètres de haut. Une clôture qu’il avait mainte fois franchie pourtant, et en moins d’une seconde, du temps où il taguait à tout va les wagons dans la banlieue parisienne. Il avait dû perdre beaucoup de sang pour se sentir si épuisé. Son mollet lui faisait mal et des élancements semblaient perforer sa jambe jusqu’à l’aine. Et une fois dehors que ferait-il ? Il n’avait même pas vu de taxi sur le parking, pas même une auto anonyme, rien.
   Il ne se voyait pas marcher, avec son mollet amoché, jusqu’à l’hôpital de Girac, de l’autre côté de la ville. Il pouvait éviter Girac en s’adressant à la gendarmerie ou la police nationale mais il ne savait même pas où était le commissariat. Il pouvait se réfugier dans un bar. Il y en connaissait plusieurs, dans l’avenue qui montait vers la ville. Mais pour ça il faudrait trouver un passage dans la clôture. Depuis un certain nombre d’accidents idiots et de suicides, les clôtures des gares étaient aussi étanches que celles d’une prison. Il aurait pu téléphoner à police secours, mais depuis l’arrivée des téléphones portables il n’y avait plus de cabine dans les gares. Comble de malchance, il s’était fait voler son portable dans une manif il y a quinze jours. Il devait s’en acheter un autre, ou se le faire offrir, ou en faucher un à son tour, dès son retour à Paris. Les gens sont salauds tout de même, et les voleurs plus que les autres, s’était-il dit après avoir constaté le larcin. En pleine manif quelqu’un, un camarade peut-être, lui avait fait les poches ! La totalité de ses numéros était maintenant entre des mains inconnues. Des numéros dont certains étaient archis confidentiels, ceux d’amis et de soutiens du Comité. Les coups de feu de ce soir étaient peut-être liés à son vol de portable, aux fameux numéros ?

à suivre,